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décrivent ceux qui la connaissent le mieux, telle que l’éclairent ceux qui y pénètrent davantage, elle s’attache tout naturellement à l’imiter ou à l’embellir ; elle lui emprunte la matière et, si l’on peut dire, le sens de ses créations. L’imagination scientifique est très différente. Elle ne s’intéresse point tant aux faits qu’à leurs lois : elle prend un tour abstrait et constructif. Nous en avons un exemple bien connu chez nous dans les livres fameux de Jules Verne, et tout le monde sait que le conteur populaire de Cinq semaines en ballon et de Vingt mille lieues sous les mers a « anticipé » quelques-unes des grandes découvertes de nos jours : la navigation aérienne et les sous-marins. Son voyage De la terre à la lune a devancé de quarante années la découverte imaginaire de la « cadorite[1]. » Aussi, ceux qui ne connaissent M. Wells que par les « voyages extraordinaires » ou autres inventions merveilleuses de ses premiers livres le considèrent-ils volontiers comme le Jules Verne anglais ; et il y a bien, en effet, quelque ressemblance. Mais combien Jules Verne, avec ses innocentes fictions, qui ne touchent qu’aux choses et mettent seulement des engins plus perfectionnés au service d’une élite plus résolue et plus adroite, est auprès de lui sans malice ! L’arrière-pensée de Wells est manifeste : les jeux de son imagination n’ont rien de désintéressé, et jamais elle ne perd de vue le réel.

Qu’elle le déforme ou qu’elle le prolonge, elle s’attache à mettre en lumière toute l’imperfection d’un monde si différent de ce qu’il devrait être. Les anticipations de M. Wells, comme ses fantaisies, sont des satires. Elles lui servent, les unes et les autres, à réaliser des expériences, qu’il excelle, suivant les conseils de Bacon, à varier, à renverser, à prolonger. Aussi n’avons-nous rien d’autre, dans ses fictions, que le saisissant tableau de ce qui pourrait être, si telle condition, vraisemblable après tout, était donnée, ou de ce qui sera, si le train des choses continue, si l’avenir prolonge les directions du présent.

Il grossit les traits afin de mettre en saillie les relations qu’il veut nous faire saisir. L’Ile du docteur Moreau est une parodie sinistre de l’humanité. M. Wells nous y montre un savant qui a réussi dans l’infernale pratique de fabriquer des hommes avec des bêtes. Et c’est une occasion de nous présenter l’humanité sous son aspect bestial, l’informe humanité mal dégagée de ses origines inférieures et insuffisamment affranchie,

  1. H. G. Wells, Les Premiers hommes dans la lune.