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recherche pas davantage les autres biens, la richesse, la gloire, le plaisir, l’utilité, le bonheur, car pour les atteindre il faut encore servir. Et s’asservir. L’esclavage du Devoir serait moins avilissant. Avant tout il faut être libre, il faut être fort ; mais pour

Se dresser dans sa force et dans sa liberté,

il faut être dur, dur à soi et dur aux autres, il faut être impitoyable. La pitié est laide, elle met la force au service de la faiblesse, elle sacrifie des êtres de valeur à des êtres sans valeur. L’ancienne morale a ainsi perverti toutes les valeurs. Il faut redresser la table de ces valeurs, juger des choses en maître. Les premiers chrétiens se recrutaient surtout parmi les esclaves, ils mirent leurs vices au rang des vertus ; c’est ainsi qu’ils vantèrent l’humilité, l’abjection, la mortification, le pardon des injures, l’universelle douceur et l’universelle bienveillance. L’esclave a peur de se faire des ennemis ; s’il en a, il s’efforce de les apaiser, et sa veulerie a besoin d’avoir des amis qui la soutiennent. Le chrétien est un lâche cœur et c’est encore par lâcheté qu’il se repent et fait pénitence. Il a peur des verges du maître. Tout cela d’ailleurs est bien humain. Aussi Nietzsche ne veut-il pas de cet « humain trop humain. » Il demande à l’homme, pour vivre en noblesse et en beauté, de se dépasser soi-même et de réaliser non pas l’homme, qui est toujours faible et esclave par quelque endroit, mais un exemplaire d’humanité supérieure, le Ueber-Mensch, le surhomme. Le surhomme a toute la beauté d’Apollon, mais aussi toutes les énergiques spontanéités de Dionysos. C’est un génie dont toutes les spontanéités sont admirables, fécondes, puissantes et harmonieuses. Réaliser en soi cette surhumanité, voilà ce qui vaut de vivre. La vie en elle-même n’est ni bonne ni mauvaise ; le pessimisme serait peut-être le vrai, mais étant sans cesse en proie aux tortures de la maladie, Nietzsche professait qu’un malade n’a pas le droit d’être pessimiste. La vie vaut si on la dépasse, si on la vit en beauté. L’instinct de connaissance nous pousse à ne jamais nous contenter de la science acquise, à toujours vouloir plus savoir et mieux comprendre ; l’instinct de la vie nous pousse à ne jamais être satisfaits, à ne jamais nous reposer dans une plate béatitude, à vivre d’une vie toujours plus haute, plus intense. Mais à vouloir constamment se surmonter et se dépasser