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plus vivante, par conséquent qu’elle est à la fois plus durable, plus intense et plus expansive. Mais l’expansion, le rayonnement, l’intensité peuvent souvent équivaloir à la durée et même la surpasser. Il y a plus de vie ramassée et concentrée dans le bref instant d’un acte héroïque, dans le message suprême d’un Léonidas, dans la découverte de la gravitation universelle, dans la conception de la Divine Comédie ou de la Sonate au clair de lune, dans le dernier baiser de Juliette, dans une idée de génie, dans un grand geste de justice ou de bonté, dans une vision de beauté, dans un vif élan d’amour, que n’en contient la longue durée de vies vulgaires, plates, médiocres. Aussi conçoit-on que l’être moral, pour vivre avec intensité, doive risquer souvent d’abréger sa vie. Vivre intensément comporte des risques, risques d’erreur, risques de mort, mais ces risques mêmes nous poussent à vivre, nous excitent à l’action. On n’aborde les hauteurs qu’au prix de périls. Rechercher cette intensité vitale, courir ces dangers n’est pas pour un homme une obligation absolue. Chacun peut faire son calcul des chances. Seulement chacun sera estimé et apprécié selon la hauteur qu’il aura su donner à sa vie. Le plus énergique, le plus vivant sera le héros. Et l’admiration s’attachera à ses pas.

Morale de l’intensité vitale, morale de l’énergie, morale du risque, telle est la morale de Guyau. Ainsi que l’a remarqué justement M. Fouillée, Guyau, chez nous, a devancé Nietzsche comme chez lui l’avait aussi devancé Karl Spitteler, et la morale du surhomme était déjà dans Guyau. Mais le philosophe allemand, poète peut-être et penseur plus encore que philosophe, ne s’attache pas, comme Guyau, à faire accepter ses doctrines en les justifiant par des raisons, il vise bien plutôt au scandale et exagère les paradoxes. Frédéric Nietzsche, en effet, loin de s’effrayer des reproches d’anarchisme que l’on adresse ordinairement aux individualistes, se vante de ne pas s’astreindre comme un esclave aux règles qui marquent l’ordre de marche des troupeaux humains. Et non seulement il dit « non » aux lois sociales, mais il le dit à toute loi quelle qu’elle soit. Il déclare se placer « par-delà le bien et le mal ; » il ne veut pas donner pour but à sa vie de chercher le bien moral, car ce bien moral tel que l’entend Kant, c’est la soumission de la vie à une règle universelle ; l’obéissance au Devoir n’est que le nom ennobli de la plus vile des choses, l’esclavage. Nietzsche ne