Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 4.djvu/593

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que le Devoir se suffisait à lui-même et il faisait dériver de la dignité éminente de la personne humaine, sujet du Devoir, tous les préceptes moraux. Pour lui d’ailleurs, comme pour Auguste Comte, ces préceptes étaient sensiblement les mêmes que ceux du christianisme, quoique leur observation lui parût devoir être animée d’un tout autre esprit.

Quelque chose encore rapprochait de celle d’Auguste Comte la tentative de Charles Renouvier : tous les deux se plaçaient en dehors de toute conception religieuse ; l’un et l’autre se passaient de Dieu. Chez tous les deux, la morale apparaissait comme indépendante non seulement de la religion, mais de toute idée théiste ou métaphysique. C’est pour cela que les rédacteurs de la Liberté de penser, qui furent les premiers promoteurs de la laïcisation complète de la morale, furent aussi les premiers qui employèrent l’expression de « morale indépendante. » Partant du fait du Devoir, ils enseignent les préceptes du Décalogue, affirment l’existence du libre arbitre, parlent fort peu des sanctions et pas du tout de la vie future. C’est à eux que pensait Jules Ferry quand il affirmait à la tribune, en 1882, que 1 école laïcisée enseignerait « la bonne vieille morale de nos pères, la morale des honnêtes gens. »

Tant qu’avait duré le second Empire, l’enseignement moral officiel et la plupart des ouvrages philosophiques étaient demeurés fidèles au spiritualisme de Victor Cousin. La loi de 1850 donnait d’ailleurs au clergé une place importante dans tous les conseils universitaires. L’enseignement moral de l’Ecole et même celui du lycée étaient en accord complet avec le catéchisme de l’Église. C’est au sein du plus grand isolement intellectuel que Charles Renouvier publia la Science de la Morale pendant que quelques rares adeptes du positivisme soutenaient la doctrine morale du maître. Mais, vers la fin du second Empire, ces doctrines, jusqu’alors tenues à l’écart par toutes les autorités, commencèrent à se répandre. Un autodidacte, Pierre Larousse, entreprit en 1866 de publier un immense dictionnaire destiné dans sa pensée à ruiner les positions du christianisme et du spiritualisme même. Des élèves de l’Ecole normale supérieure rédigèrent quelques-uns des articles les plus importans. À ce moment-là même un maître éminent, M. Jules Lachelier, initiait les normaliens philosophes à la véritable philosophie de Kant. De ce nombre étaient les Burdeau et les Liard ; les autres, tels