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voitures d’ambulance, gémissent sur les cacolets que des mulets au pas chancelant secouent avec indifférence. Pliant sous la charge de leur engin encombrant et lourd, et des deux hommes que les mouches et les cahots tourmentent, chaque animal tour à tour se couche et refuse d’avancer. Les blessés hurlent, les conducteurs tempêtent ; par la douceur ou la violence, ils forcent à se relever leurs bêtes dont les fardeaux vivans partagent le douloureux calvaire. Fréquemment, l’ambulance s’arrête ; le médecin vérifie les arrimages, fait reposer un animal de bât, soutient les blessés par des piqûres de morphine, et ces soins indispensables causent dans la marche de la colonne des à-coups fatigans.

Mais, par une pente insensible, on sort de la région accidentée de Bou-Zeloub et l’on arrive dans la plaine immense qui s’étend au Sud jusqu’aux montagnes de Bahlil. La proximité de Fez se devine à l’élargissement de la piste des caravanes qui mord les champs voisins, aux cadavres de plus en plus nombreux de chevaux et de chameaux que la colonne de secours a semés sur le chemin. Et les troupes du colonel Gouraud semblent, de même, à bout de forces. Les hommes, épuisés par la privation de sommeil, les départs dans la nuit, la longueur des marches, l’insuffisance de la nourriture, les diarrhées persistantes qu’ils ont puisées dans les mares et les ruisseaux, par la poussière épaisse que le vent d’Ouest ramène sur eux, s’efforcent de faire bonne contenance et de marcher allègrement. Mais les heures succèdent aux heures. Fez, le but suprême et l’étape si désirée, reste toujours caché derrière les pentes du Djebel Trat ; la plaine est déserte et la route s’allonge sans fin. Les visages disparaissent sous un masque de poussière gluante où la sueur trace des sillons sales ; les épaules se courbent, les têtes s’abaissent, et les chefs de section, comme de bons chiens de berger, oublient leur propre épuisement pour stimuler les traînards qui commencent à s’égrener.

Vers une heure de l’après-midi, un frémissement court de l’avant jusqu’à l’arrière-garde. Fez est en vue. Les tentes blanches de la mehallah chérifienne bordent ses murailles sombres que dominent d’innombrables minarets, des maisons blanches, les toitures vertes des palais du Sultan, les épais ombrages des jardins. Les montagnes jaunes et violettes, les noires forêts d’oliviers, la lumière intense, font à cette ville presque fabuleuse un décor de rêve. Mais l’atmosphère est si transparente