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largesses, un paquet de tabac ou deux paquets de cigarettes par homme ! On ne s’attarde pas à supputer le « moins-perçu » de la ration ; les feux des cuisines brillent, l’eau chante dans les marmites, les pipes s’allument, les privations et les fatigues sont oubliées. Très tard dans la nuit, assis autour des braises discrètes, les soldats rêvent aux étoiles ou commentent doucement les péripéties du combat.

En n’attaquant pas la colonne dès le point du jour, les Cherardas avaient commis une grosse faute. Unis aux Béni Mtir qui offraient leur alliance, ils devaient la renouveler le lendemain, où nos troupes allaient se heurter au ban et à l’arrière-ban des guerriers de la montagne. Mais elles étaient déjà préparées par les deux journées précédentes à toutes les difficultés de la guerre en pays marocain. Sans mépriser l’adversaire, chefs et soldats ne le jugeaient pas réellement dangereux ; la crainte de paraître avoir peur n’existait même plus chez les novices du coup de feu. Tous savaient que l’artillerie exerçait à grande distance une influence démoralisante sur l’ennemi dont elle brisait l’élan ; que nos cavaliers bien conduits, alertes et souples, s’ils n’étaient pas assez nombreux pour tenter des charges épiques, accomplissaient à merveille leur rôle d’éclaireurs. Les conducteurs du troupeau, les chameliers eux-mêmes s’étaient habitués à marcher en bon ordre. Parfois, un chameau lunatique ou mal chargé bramait obstinément et refusait d’avancer ; son « sokkras » l’écartait aussitôt de la route pour ne pas gêner la marche du convoi, le forçait à s’agenouiller en lui serrant le genou avec une corde et, tandis que la bête râlait de rage, rétablissait l’équilibre de la charge en un tour de main.

La colonne tout entière avait quitté, dès l’aurore, le bivouac de Bou-Kachouch, et cheminait paisiblement dans l’air frais du matin. Quelques reporters de journaux, vêtus de tenues fantaisistes, le marquis de Segonzac qu’on se montrait au passage, quelques fournisseurs qui avaient obtenu l’autorisation de donner à leurs caravanes la protection du convoi, marchaient avec l’avant-garde, et cet empressement semblait de bon augure. Dans les rangs, des soldats gouailleurs y voyaient la promesse d’une étape pacifique ; mais d’autres, qui avaient admiré en Chine l’audace des correspondans militaires, pronostiquaient l’imminence d’un combat sérieux. Cette prédiction allait bientôt se réaliser.

Après avoir traversé un plateau nu et désert, où les champs