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dizaines de tireurs adroits, embusqués dans les herbes et les rochers sur la rive opposée du fleuve profond, large d’à peine cent mètres, auraient fait un copieux massacre dans les chameaux et les attelages, pressés en groupes épais, qui devaient défiler devant eux. Protégés par leurs abris, hors de l’atteinte des flancs-gardes que l’absence de gués et d’embarcations maintenait sur la route, ils auraient sans danger démonté l’artillerie, décimé le convoi, obtenu des résultats matériels et moraux considérables.

En d’autres pays, dans l’Afrique centrale ou le Tonkin, par exemple, nos ennemis habituels n’auraient pas manqué de profiter d’une si belle occasion. Les marches de nuit, les embuscades savantes, les surprises au petit jour n’effraient pas les partisans de Doudmourah ou les fidèles du De Tham. Et quand on songe au mal que nous ont fait ces pillards ou ces pirates, ainsi que nous les désignons avec dédain, et qui, au Tonkin notamment, n’ont presque jamais réuni plus de 200 fusils, on doit se féliciter de ne pas en avoir eu de semblables contre nous sur les routes marocaines. Tapis dans les orges, blottis derrière les rochers, invisibles et insaisissables, ils n’auraient pas fait de démonstrations théâtrales, propices à nos brillans déploiemens, mais nous aurions payé beaucoup plus cher, en morts et en blessés, les départs de bivouacs, les passages de gués, les bulletins de victoire et la soumission des tribus.

L’indolence des Marocains fut donc, pour la colonne Gouraud, la plus efficace des protections. Quand les guerriers, enfin réveillés, se montrèrent sur les hauteurs, les troupes étaient sorties du long défilé que bordait le fleuve, et pouvaient utiliser la supériorité de leur tactique et de leur armement, l’habileté manœuvrière de leur chef. L’artillerie, aussitôt postée en avant, arrosa de ses shrapnells les collines où paraissaient les guerriers cherardas qui furent obligés de se disperser, non sans pertes, et de s’écouler vers le flanc droit de la colonne dont ils suivirent à distance les mouvemens. Mais les flancs-gardes d’infanterie couronnèrent promptement les hauteurs qui dominaient la route, pour tenir le convoi hors de l’atteinte des projectiles ennemis. Ainsi encadrée, la colonne continua sa marche sans autres interruptions que les arrêts causés par les changemens successifs de position de l’artillerie, et par les rassemblemens fréquens du convoi dont il fallait, à certains endroits de la route, réduire l’allongement.