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des hommes s’endormaient, l’estomac creux, d’un sommeil agité que traversaient des cauchemars et des rêves de gloire.

Le lendemain matin, dès six heures, la colonie Gouraud était prête à repartir. Elle avait accompli, la veille, un véritable tour de force en franchissant, dans les plus mauvaises conditions, par une marche ininterrompue de quatorze heures, une étape que la colonne légère avait parcourue en deux jours. De tels soldats étaient dignes d’un tel chef. Ils avaient montré qu’ils étaient capables de réaliser tout ce qu’on peut demander aux forces humaines. L’épisode a passé presque inaperçu dans la suite rapide des événemens, mais il mérite d’être retenu comme un exemple de l’endurance et de l’entrain qui sont toujours, malgré les doléances des pessimistes, les meilleures et les plus durables qualités du troupier français.

Les étapes suivantes devaient être moins longues, mais presque aussi pénibles, par les obligations que la nature et la tactique de l’adversaire, la protection du convoi, imposaient à la colonne. Pour tenir les chameaux, objectif très vulnérable, hors de la portée des fusils ennemis, les compagnies d’infanterie en flanc-garde devaient, pendant toute la journée, cheminer à travers les orges et les blés mûrs. Enfoncés jusqu’aux épaules dans l’océan sans fin des épis d’où montait une chaleur lourde, aveuglés par les moucherons, les hommes se maintenaient péniblement à hauteur du convoi qui marchait allègrement sur la piste des caravanes. Plus loin, sur les flancs, les cavaliers, l’œil aux aguets, suivaient les crêtes légèrement accentuées mais favorables aux embuscades. Grâce à ces précautions, et nulle végétation ne masquant les vues, comme dans les pays tropicaux où les forêts épaisses, les hautes herbes, rendent illusoire le service de sûreté, toute surprise devenait impossible. En réalité, les ennemis furent toujours signalés à temps et leurs projets éventés. On le vit bien chaque fois qu’ils tentèrent de mordre à la proie magnifique représentée par le convoi et qui surexcitait leurs guerrières ardeurs. D’ailleurs, le manque de cohésion entre les tribus poussa fréquemment les plus faibles à « sauver leur épingle du jeu » en dévoilant les intentions de voisins puissans et redoutés qui les forçaient de combattre avec eux.

Ainsi, dès l’arrivée au bivouac de Mechra-bou-Derra, sur la rive droite de l’oued Beht, qui roule des eaux claires et rapides