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auparavant : « Nos troupes n’entreront pas à Rabat ; elles contourneront la ville sans s’y arrêter. » Mais les événemens se chargent vite de démontrer que la politique marocaine est faite de contradictions. Et c’est avec une pompe relative que la colonne Dalbiez s’est donné l’illusion d’une entrée triomphale dans une cité ennemie. En tête, les quatre clairons d’une compagnie d’infanterie coloniale qui, depuis Paris, court après son bataillon qu’elle ne sait où retrouver. Les marsouins soufflent leurs pas redoublés les plus entraînans, mais bientôt la fatigue fait tort à la cadence et à l’ensemble. Le général, entouré de son état-major les suit, précédant les coloniaux qui représentent l’infanterie française dans ses troupes bigarrées. Un bataillon de tirailleurs algériens marche derrière sa nouba dont le vacarme aigrelet n’arrive pas à s’accorder avec les cuivres éclatans qui ouvrent la marche. Une batterie coloniale, un bataillon de Sénégalais, l’ambulance, des chameaux, des cavaliers ferment le cortège, qui s’engouffre sous les portes du Mellah, traverse les rues du quartier juif, sort de la ville et se forme sur le bord du fleuve où une foule d’embarcations de toute taille vont transporter sur l’autre rive hommes, chevaux, canons, mulets et chameaux, bagages et matériel qui doivent terminer l’étape au bivouac de Dar-ben-Arousi.

Le souci de conserver l’équilibre dans les rues étroites, cahoteuses et sales, où les flaques gluantes laissaient gicler sous les souliers ferrés une boue fétide comme la boue chinoise, fixait obstinément vers le sol des yeux qui auraient volontiers admiré le spectacle environnant. Tous les Israélites des douze tribus semblaient s’être donné rendez-vous sur l’itinéraire des troupes pour contempler les libérateurs. Blonds et bruns, châtains et roux, têtes de patriarches bibliques, d’usuriers sordides ou de futurs rois de Paris, juchés en grappes au bord des maisons, ils arboraient un sourire amène, des faces joyeuses, des yeux brillans, des gestes empressés. Des Juives à la figure avenante, à la taille relâchée, écrasées contre les délicats grillages des fenêtres ou mêlées à la foule, mettaient, dans les remous de toques noires, des notes claires et gaies par leurs petits bonnets rouges ou violets, leurs fichus jaunes ou verts, et leurs robes blanches. Des Arabes et des Berbères, caractérisés par leurs burnous et leurs turbans, leurs physionomies sournoises, fermées ou cruelles, assistaient impassibles à cette invasion de roumis