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répression de l’autorité légitime : les révoltés ne sont vulnérables que dans leurs moissons, et l’abondance de leurs réserves cachées dans les silos fait de l’incendie des récoltes un illusoire châtiment. Et l’on devine, dès les premiers jours, combien sera dure la tâche du corps expéditionnaire s’il doit, au nom du Sultan, réduire par la force des ennemis aussi insaisissables. La colonne Dalbiez, par exemple, traîne à sa suite 1 500 chameaux ; le ravitaillement de ses 2000 hommes, la protection de son convoi lui enlèvent toute mobilité, seule arme efficace contre des adversaires qui se déplacent à cheval, parcourent de grandes distances dans une journée, trouvent toujours des points d’eau suffisans.

Mais, de cette colonne, quels sont le but et la destination ? Chacun l’ignore ; et nul ne s’en préoccupe, sinon peut-être le général. Le mystère absolu, qui semble ici la règle du commandement, ne s’accorde guère avec les indications des règlemens militaires, qui préfèrent la diffusion de la pensée du chef pour assurer la communauté des efforts. Les théoriciens de la guerre marocaine affirment cependant que l’application du principe contraire est plus avantageuse. Dans une troupe considérable, qu’accompagne une foule de chameliers et de conducteurs indigènes d’origine douteuse, les indiscrétions auraient de fâcheuses conséquences. Il vaut donc mieux qu’officiers et soldats ne sachent où ils vont, ni ce qu’ils doivent faire : ils marcheraient avec plus d’entrain, mais le secret relatif des opérations ne serait pas sauvegardé.

Quelques éclairs, cependant, illuminent cette nuit. Chaque jour, « le rapport des cuisiniers » laisse filtrer les nouvelles, permet les hypothèses, favorise les pronostics. Dès l’arrivée à l’étape, les renseignemens circulent, appuyés sur des références respectables. D’ailleurs, dans toute colonne en marche, il y a toujours un personnage bien informé qui va, de groupe en groupe, chuchoter avec importance les plus increvables tuyaux : « On dit que… Il paraît que, » sont les préludes invariables de ses phrases impressionnantes qui dévoilent la pensée du chef et les desseins de l’ennemi. Il se donne, en général, comme le confident de l’officier d’ordonnance ou du sous-chef d’état-major, et, par l’étalage de ces brillantes relations, rend vraisemblables les faits ou les projets les plus inattendus.

Ces informateurs bénévoles sont légèrement ridicules, mais, en campagne, ils sont précieux. Ils raniment les conversations, excitent la curiosité, maintiennent au degré convenable la fièvre