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Au Café du Commerce, à l’heure de l’apéritif, les tables couvrent la petite place, et les conversations des consommateurs font un bourdonnement de ruche. Trois musiciens, épaves humaines loqueteuses et tristes, font gémir leurs crins-crins ; ils s’écoutent jouer et ne se lassent pas de s’entendre : ils donnent à leurs airs une cadence très lente, et Comme la plume au vent y pleure sur le rythme de la Marche funèbre de Chopin. D’ailleurs, les cliens du Café du Commerce ne les écoutent pas ; ils ont d’autres préoccupations. Presque tous militaires et réunis en groupes hiérarchiquement sympathiques, ils discutent avec animation les nouvelles des opérations, les mérites des camarades ou des chefs, les risques de guerre et les chances d’avancement. Soigneusement sanglés dans leurs tenues claires, élégans et parfumés, ils font contraste avec les coloniaux qui, visiblement, sont traités en parens pauvres et font bande à part. Unt lieutenant de tirailleurs algériens passe, hautain et maniéré, portant monocle à large ganse noire, barbe blonde soigneusement peignée, écharpe de mousseline flottante, canne recourbée dont il joue avec grâce, et cherche des yeux une place au voisinage reluisant. Il n’a qu’un regard de dédain pour les camarades aux uniformes kaki, œuvres mal venues de maîtres-tailleurs régimentaires, sans aiguillettes, brassards ou décorations, et qui observent avec malignité un spectacle si nouveau pour eux.

Mais les violons soupirent lentement les phrases passionnées de la Veuve joyeuse sur la place maintenant déserte. Les consommateurs sont allés continuer leurs discussions dans les « popotes » et les restaurans. Puis, quand la ville indigène s’est endormie, l’animation renaît dans le quartier français. Par i les rues moyenâgeuses, où scintillent de loin en loin des réverbères fumeux que l’électricité remplacera bientôt, des groupes reviennent vers le Café où se dressent, entre deux parties de dominos ou de cartes, les programmes de plaisirs nocturnes. Les sédentaires, que leurs goûts ou leurs fonctions maintiennent à Casablanca, se font les cicérones complaisans des nouveaux débarqués. Et ceux-ci, par curiosité, par ennui, pour oublier i un instant des séparations cruelles, font la « Tournée des grands-ducs » à travers les voluptés provinciales de la petite garnison. C’est le Casino, où des chanteuses pailletées éblouissent dans l’auditoire les Arabes dont les yeux brillent de convoitise ; c’est l’Éden ou le Café Glacier qu’achalandent des voix douteuses et