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c’est cette mort qui vient l’enlever, et, du même coup, transforme son grand enfant d’amoureux en l’extraordinaire philosophe, « voyant, » et poète que l’on sait.

Transformation dont la cause véritable doit être, naturellement, cherchée dans les qualités exceptionnelles de l’âme de Novalis ; mais je ne crois pas que l’âme la plus banale puisse s’empêcher de ressentir, tout au moins d’une façon rudimentaire et momentanée, l’avènement en soi d’une révolution du même genre, sous le choc de la mort d’un jeune être adoré. Fatalement, il se produit là, dans notre cœur et toute notre vie, une altération violente et profonde, sauf pour nous à ressaisir bientôt notre équilibre antérieur, ou bien encore à rester dorénavant écrasés et anéantis, après la première exaltation du lendemain de la catastrophe. Au contact immédiat de celle-ci, l’esprit le plus foncièrement sceptique voit se poser devant lui le problème religieux. La créature délicieuse qui, hier encore, me serrait tendrement dans ses bras, me conjurant de la garder en vie près de moi ou me promettant de guérir pour me consoler, se peut-il que rien d’elle ne subsiste plus, rien que des restes misérables de sa chair parfumée, en train de pourrir dans un cimetière ? C’est un moment où l’incrédule aspire de toutes ses forces à retrouver la foi, un moment où le croyant découvre, avec une pitié méprisante, la vanité des petites controverses théologiques ou politiques soulevées autour d’un dogme dont le seul sens et le seul objet sont simplement de détruire en nous l’illusion de la mort. Et comment aussi ne pas nous sentir plus ou moins détachés de l’illusion de la vie, pour solide que soit le lien qui nous rive à elle ? Comment ne pas attribuer à cette vie terrestre moins de réalité et un moins haut prix, lorsqu’on songe que les beaux yeux noirs qui, naguère, constituaient la plus grosse part et l’attrait dominant de cette vie se sont maintenant fermés sur elle, l’ont à jamais effacée de leur horizon ? Ainsi disparaissent irrésistiblement, en nous, les obstacles qui nous interdisaient de nous élever au-dessus de terre, comme des cordages retenant un ballon et qu’un fort coup de vent a soudain arrachés. Sans compter l’influence stimulante du désir amoureux qui survit dans notre sang, et toute la poussée de nos souvenirs, avec son tourbillon d’images voluptueuses et tragiques, tout un bouleversement précipité de nos forces intimes, ouvrant aux cœurs les plus engourdis le seuil enchanté d’un nouvel univers. Ah ! l’effort passionné à rappeler près de soi l’ombre chère qui s’enfuit, l’aspiration à la joindre quelque part ailleurs, le besoin douloureux de la tenir contre soi un instant de plus, n’est-ce