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Écoutons-le s’amuser, dans une lettre du printemps de 1705, à décrire l’existence charmante que Sophie et lui ne sauraient manquer de mener, après leur mariage :


FRAGMENT D’UNE LETTRE[1]

Et maintenant il faut que je te raconte la plus agréable aventure de mon voyage. Passant par Iéna, un hasard m’apprend que Hardenberg habite maintenant à deux heures de cette ville. Je me trouvais libre de mon temps, et étais trop curieux de connaître le ménage de notre ami. Voir celui-là « fixé, » c’est ce que je n’aurais jamais cru. J’arrive sur le seuil de sa maison, je demande à lui parler. Une jeune fille très simplement vêtue, mais d’une beauté merveilleuse, me fait entrer et me prie d’attendre. À peine avais-je eu le temps de jeter un coup d’œil autour de la chambre, que déjà Hardenberg était devant moi. Aussitôt je l’embrassai, et de tout son cœur il se réjouit de me revoir : et moi, de mon côté, j’étais muet de surprise. J’ai demeuré huit jours chez lui. Sa maison est la plus heureuse que l’on puisse rêver. J’y ai appris à connaître une foule d’êtres excellens, mais dont aucun n’est comparable à sa jeune femme. Car celle que j’avais prise, en entrant, pour une jeune fille, c’est la femme de notre ami. Tout ce qu’ont de précieux la grâce et la décence, la simplicité et la variété, le naturel et la délicatesse, le goût et l’amour, tout cela se trouve réuni dans cette maison, sous la main miraculeuse de cette jeune femme. Une très aimable créature, en particulier, qui n’est connue là-bas que sous le nom de Caroline, mérite de t’être signalée, attendu que la famille entière la proclame l’initiatrice de son bonheur. Jamais je n’oublierai la soirée délicieuse où Hardenberg et sa femme m’ont raconté l’histoire de leur découverte mutuelle, l’histoire de leur amour et de leurs amitiés. Je rêverais de pouvoir vivre toujours en leur compagnie.


Mais une âme de l’espèce de celle de Novalis ne peut pas s’être même sentie effleurée par l’aile de l’amour sans qu’un parfum subtil de fantaisie et de grâce poétiques s’insinue jusque dans ses expansions les plus familières. À chaque instant, le badinage ingénu des lettres du jeune homme à l’amie et confidente de sa Sophie s’entremêle de vivantes images, d’élans passionnés, où se laisse déjà entrevoir l’éminente richesse naturelle du terrain que va bientôt mûrir et féconder la douleur. Et puis, de temps à autre, nous avons comme l’impression que Novalis relève brusquement la tête, après l’avoir tenue penchée pour s’enivrer du regard innocent et malicieux de sa petite amie ; soudain l’horizon de sa pensée s’élargit, bien au delà de

  1. C’est Novalis lui-même qui intitule ainsi sa citation prétendue d’une lettre où l’un de ses anciens camarades, trois ans plus tard, racontera une visite qu’il aura faite au jeune couple, désormais marié et installé aux environs d’Iéna.