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mal pavées, souvent étroites dans les hauts quartiers de Buenos-Aires, boueuses dans la partie basse voisine du port, à tel point qu’il fallait « connaître parfaitement les petits sentiers qui serpentent au milieu de cette fange pour pouvoir s’en tirer, » beaucoup d’entre elles encore encombrées des ruines du tremblement de terre, peu de monumens remarquables. Dans ces rues étroites et sales, une foule nombreuse : gens du peuple en courte veste sombre, les femmes en cape rouge bordée de velours noir et sur la tête un mouchoir de linon mis en marmotte ; hommes de la classe supérieure habillés à la française, mais avec des épées d’une longueur démesurée, leurs grands manteaux de drap blanc recouvrant des vêtemens d’une grande malpropreté qui contraste ridiculement avec la couleur de leurs habits, des paysannes des environs de la ville, à cheval, en camisole rouge et coiffées d’un bonnet pointu de velours noir ; force nègres, Arabes, Maures, étrangers de toute sorte et de tout costume se pressant et se coudoyant, car Lisbonne est redevenue une place de commerce très active et le rendez-vous des négocians de toutes les nations. De temps en temps, cette foule s’écarte pour laisser passer une voiture légère, souvent précédée ou accompagnée à la portière d’un écuyer monté sur une mule ; c’est une chaise, sorte de cabriolet attelé de deux mules « dont l’une est montée à la Daumont par un homme assez mal vêtu, sans livrée lorsque c’est une personne commune et avec un mauvais galon à son habit pour peu qu’il y eût une prétention à la noblesse[1]. » Les princes, les personnages de la Cour et les ministres étrangers sont seuls à atteler des chevaux à leurs carrosses.

Dans la foule bigarrée qui remplissait ainsi les rues, Lannes avait fait, dès les premiers jours de son arrivée, une rencontre qui lui avait été profondément pénible : des hommes. Français à n’en pas douter par leur langage et leur accent, vêtus d’uniformes qui n’étaient ceux ni de la France, ni du Portugal mais bien de l’Angleterre ; et à la boutonnière de leur habit, contradiction étrange, la croix de Saint-Louis ou le ruban noir de Saint-Michel, les anciens ordres de la monarchie française. Ces hommes, ce sont des soldats et des officiers des quatre régimens émigrés, forts de 3 000 hommes en tout et à la solde de

  1. Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. T, p. 192.