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par les sons, amples ou grêles, lourds ou dansans, très rythmiques ou arythmiques à dessein. Dès que Victor Hugo a pris la plume et jusqu’au moment où il l’a laissée, la chose chez lui est éclatante. Depuis le Lac jusqu’à la Vigne et la Maison elle ne l’est guère moins dans Lamartine. De l’héritage de Chateaubriand, nombre et couleur, c’est surtout le nombre qu’ils ont pris pour eux. Ils semblent avoir une devise : quand on se sert des mots, ce n’est qu’en chantant que l’on peint.

Gautier, lui, semble revenir à la définition de La Bruyère, si forte, point fausse, mais incomplète : « Tout le talent d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. »

Remarquez que les romantiques sont en réaction contre une école de peinture. Ils le sont surtout, je le sais bien, contre une école de prosaïstes, contre Voltaire, clarté, aigu, sécheresse ; mais ils le sont aussi contre l’école de Delille, qui a peint de tout son courage, que Chateaubriand réforme, mais, on le sait, ne déteste pas, qu’eux ils détestent dans l’âme, parce qu’elle est dessin, parce que même elle a eu sa couleur, mais parce qu’elle ne s’est pas même doutée du nombre, de l’harmonie, de la musique, parce qu’elle est antilyrique par excellence.

Déjà Gautier, par ce qu’il est essentiellement, est isolé dans le romantisme.

Il l’est bien plus par ce qu’il n’est pas, par ce qu’il ne peut pas être, par ce qu’il répugne profondément à être jamais. Le romantisme est avant tout la prédominance de l’imagination et de la sensibilité sur la raison, sur l’observation et sur la finesse de goût. Gautier n’a presque aucune sensibilité et à celle qu’il peut avoir il ne s’abandonne jamais. Comme on définit bien par les contraires, ou plutôt comme, par les contraires, on se figure plus nettement ce qu’on a déjà bien défini, je dirai de Gautier qu’il est le contraire même de Musset, l’antipode et « l’antipathie, » comme on l’entendait au XVIIe siècle, de Musset. Sa sensibilité est intellectuelle, et je veux dire esthétique ; mais j’avais précisément dit ce que je veux dire. Il a les plus grands plaisirs du monde, et certes aussi les plus grandes douleurs ; mais ses plaisirs lui viennent de la contemplation du beau et ses douleurs de l’horrible rencontre d’une laideur. Ici, et Hugo ne s’y est pas trompé, il se rencontre avec Hugo, ou du moins n’est pas très loin de Hugo, qui a mis des années à devenir sensible et qui vraiment ne l’a été que vers la cinquantaine. Il