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Ce roi que je vais voir couronner solennellement, j’ai passé quelques jours avec lui il y a vingt-cinq ans. Il était un jeune homme alors, et je n’étais pas encore un vieillard. C’était au mariage de celle que nous appelions encore la princesse Amélie et qui allait devenir la duchesse de Bragance. J’accompagnais M. le Comte de Paris. Officier sur un vaisseau de guerre, en rade de Lisbonne, il représentait la reine Victoria. Celui qu’à cette époque on appelait encore le duc d’York avait vingt ans. J’ai conservé le souvenir d’un jeune homme de moyenne taille, assez grave et silencieux, un peu timide peut-être, mais bon enfant quand il se mettait à l’aise. Il était en termes très familiers avec M. le Duc d’Orléans, avec la princesse Amélie, avec la princesse Hélène, la future duchesse d’Aoste. Je crois bien qu’ils se tutoyaient tous. Oserai-je rapporter ici une anecdote burlesque ? Le lendemain du mariage, une partie à Cintra et à Peña fut organisée pour égayer cette jeunesse. J’en partageai la surveillance avec ma fidèle camarade de service, la comtesse d’Albyville. Nous visitâmes les deux palais et la journée se termina par une promenade à âne. Le jeune prince avait un très mauvais âne sur lequel il tapait à tour à bras sans pouvoir le faire avancer. Je lui offris le mien. Il refusa. Cinq minutes après, mon âne faisait une faute : je passai par-dessus sa tête et roulai dans la poussière. Le prince éclata d’un bon rire franc et ce fut un sujet de plaisanterie toute la journée.

Hélas ! que ces souvenirs sont lointains et combien de deuils sont venus, comme un voile de gaze noire, les recouvrir : la mort de M. le Comte de Paris, celle du duc de Clarence, enfin l’effroyable drame qui a plongé à jamais dans la tristesse la princesse française que nous aimions tant et que nous croyions appelée à une si heureuse destinée. Lorsque je verrai entrer le roi George V, avec cette figure barbue que les innombrables portraits de lui m’ont déjà rendue familière et qui ne ressemble plus guère à celle de l’adolescent d’autrefois, je crois bien que, plutôt que vers la partie de Cintra, ma pensée se reportera vers ces deuils. Les souvenirs tristes sont des compagnons fidèles qui vous abandonnent rarement et jamais pour longtemps.