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à désirer. Il en coûte beaucoup moins d’obéir au patron, homme d’une autre classe, qu’au « camarade directeur, » toujours révocable. Devant le patron, l’ouvrier se sent contraint par une fatalité inéluctable. Mais si le « camarade directeur » fait seulement son devoir, on a bientôt fait de dire qu’il « fait ses embarras. » Et tandis qu’il va chercher du travail, qu’il confère avec des cliens, ou qu’il surveille un chantier, les ouvriers, ne le voyant plus à l’atelier, en concluent qu’il ne fait plus rien, qu’il « se la coule douce ; » et s’il prend une voiture pour gagner du temps, qu’il va « en ballade. » À tous les petits griefs que chacun nourrit contre lui, se superpose une jalousie latente qui achève de miner son pouvoir fragile. Aux banquets d’anniversaires, on a l’illusion d’une fraternité touchante : on sert des « brochets à la Fourier, » des « filets Saint-Simon, » des « poulets Robert Owen, « des « gâteaux Tolstoï ; » on chante un peu l’Internationale ; c’est délicieux. Le directeur est le roi de la fête ; on boit à lui ; il boit à tous ; il semble que la Société ne puisse vivre sans lui, ni lui sans elle. Cependant, l’année suivante, ouvrez l’Annuaire : nouvelle dénomination directoriale ; le malheureux a subitement cessé de plaire. Aussi ne faut-il pas juger de la longévité des directeurs par les exemples remarquables que j’en ai cités ; elle varie ordinairement entre deux ans et quelques mois.

On dit volontiers que l’instabilité des fonctions directrices est la cause de la ruine, et que la stabilité est la première condition du succès : l’explication est superficielle. La stabilité de la direction n’est que l’aboutissement logique de l’état d’esprit des Associations. Quelques-unes conservent le même homme à leur tête, sans pensée suivie, par l’instinct qui a groupé leurs membres dociles sous une direction presque imposée ; l’élection du chef y fut une sorte de fiction ; c’est bien plutôt le chef-fondateur qui a choisi lui-même les membres qui devaient l’élire. Pour une raison très différente, quelques autres, dont les membres avaient fortement pratiqué l’action syndicale, ont choisi et gardé librement le plus digne d’entre eux, suppléant à l’autorité restreinte qu’ils lui ont déléguée, par une certaine maturité éducative. Quant aux autres, la grande majorité, n’ayant pas voulu s’asservir, elles n’ont pas su se discipliner. Puissant ou misérable, le directeur est l’homme qui convient à l’Association ; et presque toujours une corporation a la coopérative qu’elle mérite.