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se voient tout à coup confier des pouvoirs très étendus loin de tout contrôle, ou bien des hommes sans moralité, obligés de s’éloigner d’Europe et ayant un passé fâcheux derrière eux ; les uns et les autres sont grisés par la situation quasi indépendante qu’ils occupent au cœur de l’Afrique ; ils jouent au potentat et, ainsi qu’on l’a souvent constaté, des individus, même de mœurs douces, vivant au milieu des sauvages, finissent par adopter leurs mœurs et leur mentalité, et cette transformation s’opère même rapidement chez les blancs qui s’unissent à des femmes indigènes. Enfin, le soleil tropical, le climat déprimant, chaud et humide, exercent une influence désastreuse sur la nervosité de beaucoup d’Européens. « Il y a ici, constatait Stanley, comme une atmosphère d’irritabilité générale et l’on a vu souvent des explorateurs qui, partis de chez eux bons amis, se sont brouillés en Afrique pour de mesquines questions de préséance. »

Pour remédier à cette situation, il faudrait se montrer plus difficile dans le choix des administrateurs. Mais comment faire ? Un personnage de la Cour se plaignant devant Léopold II des fonctionnaires envoyés dans l’État indépendant, le Roi lui demanda : « Voulez-vous me donner vos fils pour le Congo ? — Votre Majesté veut rire ? — Eh bien ! quand on ne peut pas choisir, on prend ce qu’on a. » Que répondre à cela ?

Mais il est une question primant toutes les autres : c’est celle de la main-d’œuvre qu’il s’agit de créer dans ce terrible climat où l’Européen a grand’peine à travailler et où l’indigène, qui pourrait mieux supporter cette fatigue, a horreur du travail. D’ailleurs, il a peu de besoins ; le labeur est, à ses yeux, non seulement une peine, un ennui, mais un déshonneur ; il se rend compte qu’on veut l’exploiter et il aime mieux rester oisif que de servir des blancs qui lui donneront plus de coups que de salaire. Comment donc inspirer le goût du travail à une race qui s’y montre aussi rebelle ? Mieux que l’administration, les missionnaires y sont parvenus, d’abord, comme nous l’avons dit, en donnant eux-mêmes l’exemple, en prenant la peine d’instruire les noirs, en élevant leur niveau moral, en leur témoignant une sympathie et un dévouement alliés à une sage fermeté, ensuite en ouvrant des écoles primaires où, avec le français et le catéchisme, on apprend aux enfans à aimer la France. Ils ont établi aussi, partout où ils l’ont pu, des écoles professionnelles où ils forment des charpentiers, des menuisiers, des maçons, des briquetiers,