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se contente de brosser le décor. C’est ainsi que, s’apercevant des ravages causés par l’alcool parmi les noirs, ce gouverneur en avait sagement interdit la vente ; mais, comme cette prohibition avait fait notablement fléchir les recettes de la Douane, un nouvel arrêté est intervenu confirmant le premier en apparence seulement, car il déclare interdite la vente de toute boisson alcoolique… au-dessus de 60°. On en a aussitôt profité pour faire entrer des milliers de barriques d’absinthe qui empoisonnent les noirs, mais le décor est brossé et les apparences sont sauves.

Les indigènes sont aussi astreints à des travaux (percement déroutes, constructions, portages) non rétribués. Ainsi l’année dernière (janvier 1910), on a forcé des enfans entre 8 et 15 ans à faire cent kilomètres aller et retour pour apporter à Brazzaville des herbes destinées à recouvrir des toitures, et voilà comment à la redoutable question de l’impôt vient s’adjoindre celle des porteurs. L’administrateur se trouve, en effet, placé dans une situation extrêmement difficile. Il est tenu de ravitailler les blancs et les noirs de l’intérieur. Pour cela, il doit faire passer 3 000 charges par mois à tête d’homme. S’il n’y parvient pas, les troupes occupant le Tchad mourront de faim ; il sera déclaré responsable et menacé de révocation. S’il emploie la coercition, — et comment faire autrement avec ces indigènes qui n’ont ni envie ni besoin de travailler ? — il risque d’être blâmé de sa violence. On se rappelle l’émotion soulevée, il y a quelques années (1905) par le scandale de l’affaire Gaud-Toqué. Ces administrateurs étaient accusés de plusieurs meurtres accomplis dans des conditions atroces. Traduits devant la Cour criminelle de Brazzaville, les deux « complices, » après s’être accusés réciproquement, adoptent bientôt une attitude toute différente ; ils s’étonnent qu’on ose les poursuivre, eux, « alors que tant d’autres fonctionnaires ont fait pire. » Gaud, entre autres charges à son actif, est convaincu de s’être débarrassé sommairement d’un noir à l’aide d’une cartouche « bien placée ; » mais il répond, avec calme, qu’il croit avoir agi tout à la fois politiquement et humainement ; ce noir l’avait trahi et mené à un guet-apens. Il méritait la mort. Gaud a voulu lui éviter les affres du supplice, et, en même temps (c’était jour de fête nationale, les spectateurs étaient nombreux), il espérait méduser les indigènes en leur faisant croire que le coupable