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recul très caractérisé. Incontestablement, la loi est impopulaire ; elle l’est dans les villes, elle l’est dans les campagnes, elle l’est dans les familles où les domestiques s’y montrent récalcitrans. C’est non pas par milliers, mais par millions, qu’il faut compter les réfractaires : si beaucoup le sont par ignorance ou inertie, un plus grand nombre encore le sont de parti pris, à la suite de réflexions et de calculs qui les ont amenés à croire que cette loi est une duperie et peut-être un piège. Ils se trompent sans doute, mais leur erreur est tenace. Combien d’entre nous, demandent-ils, atteindront l’âge de la retraite ? La moitié environ, et ils sont portés à croire que les favorisés du sort seront encore plus rares ; et pour toucher, à soixante-cinq ans, une modeste retraite de quelque trois cents francs, qui représenteront alors une valeur sensiblement inférieure à celle d’aujourd’hui, ils devront, à partir de leur jeunesse, verser tous les ans une somme de 9 francs, s’ils sont des hommes et de 6 francs s’ils sont des femmes. La somme est minime et les avantages sont réels, pour ceux du moins qui atteindront l’âge requis ; mais si les avantages sont réels, ils sont lointains et la prévoyance à si longue échéance est si peu dans nos mœurs qu’il faudra toute une éducation nouvelle pour l’y faire entrer. C’est cette éducation que les auteurs de la loi ont cru pouvoir remplacer par une obligation, en quoi, très probablement, ils se sont trompés. Toutes les paperasseries de la loi, si nombreuses, si compliquées, dont chacune représente une démarche imposée, effraient l’ouvrier qui a regardé autrefois comme un affranchissement la suppression de son livret. Quant au paysan, il est naturellement défiant ; il tient à garder par devers lui l’argent qu’il a péniblement gagné ; l’attrait d’un gain qui ne se réalisera pour lui qu’au seuil de la vieillesse est à ses yeux quelque chose d’aléatoire qui rappelle la loterie. Toutes les forces obscures de sa conscience travaillent contre l’application de la loi et la résistance passive qu’il y oppose est une des plus difficiles à vaincre que le législateur puisse rencontrer. Quant à la briser, il n’y doit pas compter.

Enfin l’heure décisive est arrivée ; elle a été celle de la désillusion. Les ouvriers, les paysans, les domestiques se sont abstenus en masse. M. le ministre du Travail a lu, à la tribune du Sénat, des statistiques qu’il n’a d’ailleurs pas données complètes et d’où il résulte, quoi qu’il en ait dit, que les deux tiers au moins des assujettis n’ont pas accepté le joug de la loi. Beaucoup viendront sans doute, car on n’est qu’au début et le gouvernement continuera ses efforts, avec toutes les forces dont il dispose, pour appliquer au monde