Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/952

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

amère de son style, donne parfois une étrange saveur quasi « dantesque » à telle des pages fidèlement transcrites d’après sa dictée. Pas une de ses lettres qui ne révèle à un très haut point cette faculté vraiment « géniale » de lire dans les âmes, d’y atteindre jusqu’aux replis les plus obscurs, et d’exposer impitoyablement au jour ce qui s’y trouve caché d’égoïsme ou d’hypocrisie, de mensonge envers les autres ou envers soi-même. Ou bien, lorsque enfin la visionnaire a obtenu de ses directeurs la permission, longtemps sollicitée, de s’affranchir de la société des hommes pour se livrer tout entière à ses entretiens avec le Christ, c’est alors dans une vue d’ensemble que se déploie devant elle le spectacle tragique des vices et des laideurs de notre humanité.


Je souffre et je me plains ! lui dit Jésus. Je me plains des célibataires, qui pèchent contre la pureté ; et je me plains, des gens mariés, qui font abus du mariage, et vivent en luxurieux. Je me plains des femmes, qui poussent la vanité jusqu’à ne s’occuper que de l’étalage de leurs robes et de leurs parures, et qui par leurs regards conduisent les hommes à pécher, et qui remplissent leurs âmes d’images impures. Je me plains des podestats et des gouverneurs qui, au lieu d’avoir les yeux tournés vers moi, ne cherchent que leur honneur terrestre ou l’acquisition de richesses. Je me plains des notaires qui m’outragent en faussant les testamens, et qui n’ont point pitié de la veuve et des orphelins, mais tâchent uniquement à amasser de l’argent… Je me plains des marchands, qui vendent trop cher leurs denrées. Je me plains de ceux qui font commerce de cire et d’huile, de drap et de légumes, parce qu’ils débitent des marchandises mauvaises comme bonnes, et des marchandises frelatées comme fraîches…


Et l’acte d’accusation se poursuit, minutieux et implacable, avec ce même contraste singulier entre la justesse prosaïque des peintures et l’allure enflammée, lyrique, de l’accent. Certes, nous sommes loin de la douce rêverie mystique de sainte Angèle de Foligno : mais qui sait si le pouvoir irrésistible qu’exercent sur nous, aujourd’hui comme il y a six siècles, les discours de la pécheresse toscane ne leur vient pas précisément de la violence avec laquelle, ils étalent sous nos yeux toutes les plaies secrètes de nos cœurs, nous « introduisant » par là dans ce « chemin du salut, » où se charge ensuite de nous guider la mélodieuse et touchante voix de la « contemplatrice » ombrienne ?


T. DE WYZEWA.