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tion très malaisée. Au fond, c’est « doit-on le dire ? » À ne point le dire, selon le conseil du bon Eschyle, on risque toujours qu’il soit connu cependant, sans le contrepoison que peut présenter l’auteur tout en versant le poison lui-même. À le dire, on risque de corrompre par la réalité que l’on peint, sans que le contrepoison de moralité que l’on introduit dans l’œuvre soit efficace.

Au fond, le bon Eschyle parle déjà comme Tolstoï ; mais Tolstoï sait qu’en parlant comme il parle, il proscrit les neuf dixièmes de la littérature, et il accepte parfaitement cette extrémité. Je ne sais pas si Eschyle ou Aristophane, qui le fait parler, admettrait cette conclusion. Je ne sais pas trop.

Et enfin, Aristophane accuse Euripide d’être un contempteur des Dieux, ou un ennemi des Dieux ou un négateur des Dieux. Je rappelle le propos de la marchande de couronnes : « Permettez-moi seulement de vous dire ce qui m’arrive. Mon mari est mort à Chypre, en me laissant cinq enfans que j’avais grand’peine à nourrir en tressant des couronnes sur le marché aux myrtes. Enfin je vivais tant bien que mal jusqu’à ce que ce misérable eût, dans ses tragédies, persuadé aux spectateurs qu’il n’y a pas de Dieux ; depuis lors, je n’en vends plus moitié autant. Je vous engage donc et vous exhorte toutes à le punir. Ne le mérite-t il pas sous mille rapports, lui qui vous accable de maux, lui qui est aussi grossier à votre égard que les légumes dont l’a nourri sa mère ? Mais je retourne au marché tresser mes couronnes… »

Ailleurs, plus perfidement encore ; car c’est l’argument sous lequel est tombé Socrate, — il est vrai qu’Euripide est mort, — Aristophane accuse Euripide d’athéisme et, ce qui est peut-être plus grave à Athènes, de fabrication de nouveaux Dieux :

Eschyle : Ô Cérès, qui as formé mon esprit, puissé-je me montrer digne de tes mystères !

Dionysos : À toi, Euripide, de répandre l’encens sur le brasier.

Euripide : Merci, je sacrifie à d’autres Dieux.

Dionysos : Des Dieux qui te sont particuliers et que tu fabriques à ton usage ?

Euripide : Mais, oui.

Dionysos : Eh bien ! invoque tes Dieux !