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il y aussi abîme relativement aux temps, aux époques. Euripide traite des légendes qui remontent à cinq ou six cents ans pour le moins. Le monde a évolué singulièrement depuis ce temps-là. Il n’est plus du tout le même ni comme mœurs, ni comme idées générales, ni même, quoique ce soit ce qui change le moins, comme sentimens.

Que faire de ces vieilles légendes ? Vous me direz : « Il faut, pour les traiter, précisément se faire leur contemporain ; il faut se faire une âme antique, une âme homérique et préhomérique… » Très juste ceci. C’est précisément ce qu’a fait Eschyle, lequel, ayant trente ans de plus qu’Euripide, a l’air d’être séparé de lui par des siècles. C’est précisément ce qu’a fait Sophocle, à peu près, trouvant dans son génie littéraire et surtout dans son âme à la fois artistique et sacerdotale» dans son âme de prêtre, artiste, le moyen de se représenter à lui-même et de présenter à ses contemporains la religion antique par ce qu’elle avait de moral, de fortifiant, de consolateur ou au moins de respectable, et il y a eu là une réussite tout à fait extraordinaire sur laquelle j’aurai bien un jour l’occasion de m’expliquer.

Ne retenons qu’une chose pour le moment : oui, pour traiter de ces légendes ultra-antiques, il aurait fallu d’une façon ou d’une autre se faire une âme antique ou qui aurait su donner, et à l’auteur et au spectateur, l’illusion qu’elle l' était.

Mais Euripide était tout à fait de son temps et, qui bien plus est, il tenait à être tel. Nul doute que, si Euripide a prodigué les sentences morales, s’il a prodigué les dissertations, les discussions sophistiques et les portraits des Agamemnon et des Ménélas à la ressemblance des Athéniens du ve siècle, c’est qu’il était bien de son temps, qu’il voulait en être et qu’il voulait agir sur lui.

De ceci il résultait, d’abord qu’il se prédestinait lui-même à l’anachronisme, et en effet il y est souvent tombé ; ensuite qu’il établissait lui-même une antinomie entre ses sujets et ses idées et entre ses sujets et sa manière.

Il ne s’est pas tiré, comme on dit, de tout cela ; mais il a fait à travers tout cela des évolutions très brillantes. Tantôt il accuse les Dieux ou les fait accuser par ses personnages, puisque les Dieux sont immoraux. Tantôt il les transforme et il en fait des Dieux vertueux et ils sont reconnaissables s’ils peuvent et il n’en a pas grand souci. Tantôt il les altère dans deux sens différens.