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injures, le désespoir et le suicide dans quelques pieds d’eau, au Bas-Meudon. Or, pendant ce temps, que faisait en Belgique l’auteur des Horaces et des Sabines ? Ce rigoriste intransigeant, adversaire déclaré de la couleur et du réalisme, se laissait ensorceler, à son tour, par Rubens, Van Dyck et même Frans Hals ; il se convertissait à leur franchise pittoresque, et ne reculait pas même devant la vulgarité ou la laideur de ses modèles pourvu qu’il en exprimât avec éclat le caractère (Trois Dames de Gand au Louvre). Il l’avouait, lui-même, dans une lettre à Gros sans que celui-ci connût alors sans doute jusqu’à quel point le patron poussait l’infidélité à ses doctrines scolaires, dont il n’avait jamais fait bon marché si résolument en vue de l’effet coloriste, par une de ces inconséquences heureusement fréquentes chez bien des créateurs, artistes ou poètes[1].

Gros, par honneur, dans l’atelier, ne jugeait donc plus toujours suivant son goût, mais suivant sa consigne, Huet ne tarda pas à s’en apercevoir. La mort de son père coupa court à son embarras. Il ne pouvait plus payer l’atelier, il fallait vivre. On lui proposa d’entrer dans une fabrique de papiers peints. Il refusa. « Des dessins pour les almanachs, des leçons données à des élèves qui, ne sachant rien, étaient presque aussi forts que leur maître, » suffisaient, depuis quelque temps, à ses besoins. Il n’en demandait pas plus, mais la crise fut dure : « Sans mes lectures poétiques et mon amour des champs, je ne sais pas ce que je serais devenu… Transporté par la lecture des poètes et des romanciers, j’espérais rendre toutes ces scènes, ces grands spectacles. Vers cette époque je commençai, avec une grande naïveté, mes premières tentatives de paysage, à Saint-Cloud. »

Saint-Cloud et l’Ile Séguin, alors presque déserte, couverte d’arbres et de végétations sauvages, furent, en effet, ses premières découvertes dans cette banlieue parisienne et cette France dont lui et ses camarades allaient bientôt explorer tous les coins. Huet y passa plusieurs saisons chez un ami, le peintre Lelièvre. Ses premières aquarelles d’après nature, exposées chez un marchand de tableaux, Gauguin, surprirent quelques

  1. « Ne me suis-je pas avisé de viser à la couleur ? et moi aussi je veux m’en mêler, mais c’est trop tard en vérité. Si j’avais eu le bonheur de venir plus tôt dans ce pays, je crois que je serais devenu coloriste. Ce pays y porte ; tout ce qui l’entoure est d’un ton admirable, et, dans ce pays, ceux qui exercent notre art, même sans être de grands peintres, ont un coloris que les Français sont bien éloignés de posséder. » (Lettre de David, le septembre 1817.)