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donc briserait-il la sienne ?… Et l’idée d’un grand livre à écrire germe aussitôt en lui, un livre qui serait une expiation en même temps qu’une apologie, un livre de converti et un livre d’artiste, un livre où la ferveur de sa foi reconquise et l’ardeur de son culte pour le beau, tout serait rapporté à leur unique source, à Dieu : « Je dirigerai le peu de forces qu’il m’a données vers sa gloire, certain que je suis que là gît la souveraine beauté et le souverain génie[1]. » Est-ce que la religion n’est pas une poésie ? Est-ce qu’elle n’a pas inspiré quelques-uns des plus beaux génies et des plus grands écrivains de tous les temps et de tous les pays ? Les plus belles pages de son Essai sur les Révolutions, celles qu’on a le plus louées, celles qui sont le plus révélatrices du talent dont il se sent doué, ne sont-elles pas justement, — chose bien suggestive, — celles qui sont comme un

  1. Chateaubriand à Fontanes, 25 octobre 1799. — Je n’ai pas cru devoir poser ici la question si souvent soulevée de la sincérité religieuse de Chateaubriand. A mes yeux, c’est là une fausse question ; et il me semble que cela ressort surabondamment du livre, d’ailleurs trop long et incomplet tout ensemble, de M. G. Bertrin (Paris, Lecoffre, 1900) sur ce sujet. D’abord, j’estime, avec M. Faguet, qu’ « il ne faut douter de la sincérité de personne ; » et, pour ma part, je ne me reconnais pas plus le droit de suspecter la sincérité religieuse de Chateaubriand que la sincérité de l’irréligion de Voltaire ou de Renan. J’ajoute qu’y ayant regardé de fort près, et qu’ayant même, jadis, trop docilement accueilli les habiles, — et perfides, — insinuations de Sainte-Beuve, j’ai fini par trouver bien peu sérieuses les raisons qu’on faisait valoir pour justifier la thèse de l’insincérité, et il m’a paru que cette thèse avait contre elle les textes les plus formels, les témoignages les plus décisifs et la vraisemblance psychologique la plus entière. — Souvent aussi, on a fait un peu dévier le débat, et confondu la question de la sincérité avec celle de la qualité ou de la nature du christianisme de Chateaubriand. Christianisme de poète ou d’artiste ! s’écriait-on un peu dédaigneusement, et, je crois, non sans quelque injustice. Mais d’abord, outre qu’il peut arriver à un poète de voir plus profondément et plus loin qu’un pur logicien, l’objection ne vaut que pour ceux qui s’imaginent bien naïvement que, dans les grands partis pris qui sont au fond de l’incroyance comme de la croyance, seule la raison pure intervient, alors qu’en fait l’imagination et la sensibilité jouent toujours un rôle. Et, en second lieu, si la « foi du charbonnier » est chose parfaitement légitime et respectable, pourquoi la foi du poète le serait-elle moins que celle du théologien ou du philosophe ? — Enfin, de ce que la vie de Chateaubriand n’a pas été parfaitement exemplaire, de ce qu’il a été trop souvent, suivant le mot de Veuillot, « un chrétien honoraire, » il n’en faut rien induire contre la sincérité de ses convictions religieuses : à ce compte, que devrait-on penser du christianisme de Louis XIV, par exemple ? Tout ce qu’on peut et doit dire, c’est que Chateaubriand apologiste a manqué, dans une certaine mesure, d’autorité morale, et que sa vie a fait tort à son œuvre. Et, pour conclure, on peut préférer au christianisme de Chateaubriand celui de Newman et celui de Pascal ; on peut regretter que sa foi religieuse n’ait pas été accompagnée et comme doublée d’une pensée plus forte et surtout d’une vie morale plus parfaite. Mais à aucun moment de sa vie, on n’a le droit, — historiquement ou psychologiquement, — d’en suspecter la sincérité.