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transmis la douloureuse nouvelle ? C’est sa sœur, Mme de Farcy, hier brillante, adorée, folle de poésie et de littérature, aujourd’hui « convertie » elle aussi, et devenue, par ascétisme chrétien, l’ennemie de ce qui l’avait enchantée jadis. Et elle supplie son frère d’imiter son exemple, de se convertir, de « renoncer à écrire ! » Aura-t-il donc un moindre courage ? « Si tu savais, lui disait-elle, combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère !… » Oui, sa sœur dit vrai : on ne peut jamais avoir raison contre une mère mourante. Il renoncera donc à écrire ; et, jetant au feu « avec horreur » et avec larmes des exemplaires de son livre, dans la sincérité de son repentir, dans le sacrifice volontaire de sa vocation d’écrivain, dans la profondeur de sa douleur filiale, il retrouve la force de croire et de faire redescendre en lui le Dieu qui l’avait quitté. Il pleure, et il croit[1]

… Mais pourquoi renoncer à écrire ? Cette littérature qui a fait tant de mal, est-elle donc incapable de faire quelque bien ? Serait-ce donc un si mauvais emploi de sa vie que de mettre au service de la religion les dons d’écrivain et de poète même qu’on s’accorde à lui reconnaître ? Et l’exemple de Pascal, un converti lui aussi, de saint Augustin, et de tant d’autres, se présente à sa pensée : ils n’ont pas brisé leur plume, eux : pourquoi

  1. C’est là, comme on sait, le mot célèbre de la Préface de la 1re édition du Génie du Christianisme. Dans cette Préface, Chateaubriand a arrangé, dramatisé et, si je puis dire, symbolisé un peu les choses : « Elle (ma mère), y écrit-il, chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère : quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort m’ont frappé. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré et j’ai cru. » — Tout cela n’est vrai qu’en gros. Mme de Chateaubriand est morte le 31 mai 1798, Mme de Farcy le 26 juillet 1799 ; la lettre par laquelle Mme de Farcy annonçait à son frère la mort de leur mère est datée, d’après Chateaubriand lui-même, du 1er juillet 1798, et elle lui est certainement parvenue avant la mort de Mme de Farcy, qu’il a apprise entre le 19 août et le 27 octobre 1799. Une lettre à Fontanes datée du 19 août 1799 nous montre le Génie du Christianisme déjà fort avancé : il est donc probable que la nouvelle de la mort de Mme de Chateaubriand parvint à son fils dans les derniers mois de 1798, — il l’ignore encore le 15 août ; — et ce fut alors qu’eut lieu la crise religieuse et que le Génie fut conçu sous sa première forme. La nouvelle de la mort de Mme de Farcy reçue un an plus tard n’a fait que redoubler et fortifier l’impression produite par la mort de Mme de Chateaubriand ; et la lettre du 27 octobre 1799 publiée par Sainte-Beuve doit nous rendre un écho assez fidèle des sentimens éprouvés par Chateaubriand un an plus tôt. C’est en ce sens que l’on peut interpréter son témoignage rappelé plus haut.