Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/803

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LA GENÈSE
DU
« GÉNIE DU CHRISTIANISME »

II[1]
LES ANNÉES D’EXIL ET LA CRISE RELIGIEUSE


I

« En mangeant notre gamelle sous la tente, écrit Chateaubriand, — c’est à propos de son passage à l’armée des princes, — mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l’écot. » Nous savons aujourd’hui, grâce à M. Bédier, que l’auteur d’Atala a traité tous ses lecteurs comme il avait fait ses camarades de campement. Son voyage en Amérique, tel du moins qu’il nous l’a raconté, n’est qu’un « beau conte, » une fiction poétique. « Deux choses seulement sont assurées, conclut prudemment M. Bédier : la première, que Chateaubriand a débarqué à Baltimore le 10 juillet 1791, et qu’il est reparti d’Amérique cinq mois après, plus tôt peut-être, mais non plus tard ; la seconde, qu’il n’a pu visiter aucune des régions où se dérouleront plus tard ses romans[2]. » Renan disait qu’il y

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1911.
  2. Joseph Bédier, Études critiques. Colin, 1903, p. 188. Il y a toute une « littérature, » et qui sans doute n’est point encore épuisée, sur le voyage en Amérique. On la trouvera, très exactement dénombrée, dans un intéressant et impartial article de M. Pierre Martino, A propos du voyage de Chateaubriand en Amérique, Revue d’histoire littéraire de la France, juillet 1909 ; — Cf. aussi Maurice Souriau, les Idées morales de Chateaubriand. Paris, Bloud, 1908. Parmi ceux qui, avant lui-même, ont eu des doutes sur la réalité du voyage en Amérique, M. Dédier aurait pu citer Tocqueville dans sa Correspondance. Dans ses lignes générales, l’argumentation de M. Bédier me parait bien irréfutable ; mais peut-être, sur quelques points de détail, a-t-il poussé un peu trop loin le scepticisme : par exemple, — le fait a été vérifié depuis, — sur la réalité de la visite à Washington.