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Gans reprit : « Vous croyez donc que les Orléans ne régneront pas ? — Qu’ils règnent, répondit-elle, pourquoi pas ? Qui est-ce qui peut prévoir tous les intermèdes de l’histoire ? Mais les grands événemens passent par-dessus et en font la poussière de leur chemin. »

Au moment où Rahel prononçait ces paroles prophétiques, son cercle commençait à se rétrécir, et elle ne recevait plus guère que les intimes. Sa santé, qui n’avait jamais été bonne, déclinait visiblement. Déjà l’année précédente elle avait eu un accès d’asthme, qui avait failli l’emporter. « Je croyais mon procès fait, écrit-elle. Me voilà rendue au jour. Salut à la vieille terre, qui veut bien me recevoir encore ! » Pour une personne qui avait un tel besoin de communication et d’affection, une telle habitude de vivre dans les autres, la perte des amis était encore une manière d’éprouver la mort sur elle-même. Son « vieil enfant » Gentz et son frère Louis Robert lui furent enlevés, en 1832, à un mois de distance : c’étaient « deux fragmens de sa vie » qui se détachaient. La mort de Goethe, qu’elle apprit au mois de mars de la même année, fut pour elle un deuil personnel ; mais elle marqua en même temps, sous une forme originale, dans la courte notice qu’elle consigna dans son Journal, la lacune qui s’était produite dans le monde intellectuel : « Parfum de la rose, chant du rossignol, trille de l’alouette, Goethe ne vous percevra plus : un grand témoin a disparu. » Dans l’hiver qui suivit, les crises devinrent plus fréquentes et plus aiguës ; elle mourut dans la nuit du 6 au 7 mars 1833, n’ayant pas achevé sa soixante-deuxième année. Son époux Varnhagen, après avoir raconté ses derniers momens, termine par ces mots, qui résument toute la vie de Rahel, et qui définissent bien son rôle dans la société de son temps : « Une femme, qui ne se distinguait ni par le rang, ni par la beauté, qui n’a jamais écrit une ligne pour le public, et que néanmoins les plus grands esprits considéraient comme leur égale, est certes une apparition des plus rares dans l’histoire des lettres. »


A. BOSSERT.