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et la dédicace qu’elles portent n’a pas nui à Mme de Varnhagen auprès de la postérité. Mais c’était l’homme qui lui déplaisait et qui faisait tort au poète. Elle s’indignait surtout quand Henri Heine disait : « Gœthe et moi ; » c’est à peine si elle lui permettait de dire : « Gentz et moi. » Ailleurs, dans une lettre à Varnhagen, du 15 mars 1829, elle résume ainsi son impression sur le Livre des Chansons : « Un grand talent, qui a besoin d’être mûri, sous peine de se dépenser à vide et de tourner à l’affectation. » C’était un peu plus près de la vérité. Quant à Henri Heine, il ne cessa de témoigner à la « chère petite qui a un si grand cœur » une soumission pleine de reconnaissance.

Le salon de la Mauerstrasse réunissait trop de célébrités de toute sorte, pour que Bettina Brentano, qui allait bientôt remplir l’Allemagne de son nom, n’ait pas tenu à y figurer. Après avoir fait une cour indiscrète à Gœthe et à Beethoven, elle était venue s’établir à Berlin, où elle avait épousé le poète Achim d’Arnim. Elle avait quinze ans de moins que Rahel ; leurs relations furent plusieurs fois interrompues et ne furent jamais tout à fait cordiales. Leurs natures étaient trop différentes, l’une tranquille et réfléchie, mondaine avec un besoin d’affection, l’autre ambitieuse et remuante, avec des airs de naïveté ; l’une n’aimant que la vérité, même dans les œuvres de l’imagination, l’autre vrai génie du mensonge, pourvu que le mensonge fût ingénieux et assez transparent pour ne tromper personne. Toutes les deux avaient le culte de Gœthe ; mais l’une prêchait son saint sans ostentation, le recommandait à ses amis, le faisait comprendre aux indifférens, le défendait contre les adversaires ; l’autre le proclamait devant les foules, et s’en servait comme d’un piédestal pour se grandir elle-même. Un témoin inconnu, cité par Varnhagen, nous fait assister à une entrée de Bettina dans le salon de Rahel. Il est près de minuit, et les invités commencent à se retirer, lorsqu’on annonce encore le prince de Puckler-Muskau. L’étonnement est général, car on sait que le prince est absent de Berlin. La porte s’ouvre, ou plutôt s’entr’ouvre, et l’on voit apparaître une figure malicieuse, sur laquelle s’épanouit un éclat de rire. C’est Bettina, qui s’amuse d’abord de l’effet que sa mystification a produit. Puis elle fait le tour de l’assemblée, adresse à chacun un mot aimable ou moqueur, en commençant par le professeur Gans, à qui elle recommande de ne pas imiter tels de ses collègues