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que la paix de Tilsit ramènerait une ère plus tranquille ; mais, après la retraite de Russie, la guerre se déchaîna plus furieuse que jamais, et il fallut attendre quelques années encore, « avant que l’Europe sortît de l’état sauvage où elle était retournée, et que chaque fils fût rendu à sa mère. »


III

Rahel gouvernait mieux son intelligence que son cœur. Ses amours furent des coups de tête. A vingt-trois ans, elle s’éprit d’un jeune aspirant diplomate, fils d’un ministre, Charles de Finkenstein, qui n’avait rien de ce qu’elle appréciait d’ordinaire dans un homme, mais qui la captiva par une physionomie élégante et fine, une certaine grâce aristocratique. Elle crut pendant cinq ans qu’un gentilhomme prussien de la haute noblesse pouvait épouser la fille de Levin Markus, et Finkenstein eut le tort de le lui laisser croire. A la fin, ce fut elle qui rompit, mais il lui en coûta « d’enterrer son amour. » « J’entends comme un roulement de tambours voilés dans ma poitrine, » écrit-elle. Un an après, Finkenstein épousa une marquise italienne ; Rahel le revit un peu plus tard, vieilli avant l’âge, la figure ridée et les traits alourdis, et elle eut tout loisir de gémir une seconde fois sur son erreur.

Ce fut bien pis lorsque, en 1802, elle s’enflamma pour un secrétaire de l’ambassade d’Espagne. Son cœur éploré allait du nord au midi et ne rencontrait que des mécomptes. L’objet de sa nouvelle passion était un Basque, nommé Don Raphaël d’Urquijo, d’un extérieur agréable, mais d’un caractère violent, et pour qui l’amour était inséparable de la jalousie. Il la tourmenta pendant deux ans par des reproches absurdes et des soupçons ridicules. Elle cédait toujours ; elle consentit même à suspendre pour lui ses réceptions. Enfin, lasse de sa condescendance, et honteuse d’une soumission dont on ne lui savait aucun gré, elle se retira, la mort dans l’âme ; elle appela plus tard cet amour « sa turpitude. » Huit ans après la rupture, Urquijo étant revenu à Berlin, elle lui demanda un entretien, et quand il fut parti, elle s’écria : « Voilà donc l’homme qui a su me charmer, à qui j’ai donné mon cœur ! Mais c’était un sortilège, une malédiction ! » Elle le revit encore une fois à Prague, en 1813, bien déchu de son orgueil ; il était en disgrâce,