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sexe, sur leur désir de plaire, leur penchant à la médisance. « Les femmes que je vois ici, écrit-elle de Vienne, me dépriment physiquement ; elles me donnent sur les nerfs, me rendent stupide. Elles sont si étonnamment insignifiantes ! Elles deviennent sottes à force de frivolité. De plus, elles mentent, parce qu’on les y oblige, et qu’il faut de l’intelligence pour dire toujours la vérité. » La sentimentalité, qui avait été mise à la mode par sa coreligionnaire Henriette Herz, et qui était comme le romantisme à l’usage des gens du monde, lui était particulièrement antipathique. Elle aimait encore mieux les femmes émancipées : celles-ci avaient du moins le mérite de la franchise. Quelques-unes de ses amies, comme la comtesse Pachta, se faisaient remarquer par la liberté de leurs allures. Mais celle qui attirait surtout l’attention, et qui fascinait tout Berlin par sa « beauté sculpturale, » c’était la fameuse Pauline Wiesel, la maîtresse du prince Louis-Ferdinand. Rahel la couvrait de sa protection, et elle n’était pas seule à lui être indulgente. Brinckmann la comparait à une figure de la mythologie grecque, et remerciait les dieux « de lui avoir laissé contempler ce phénomène. » Alexandre de Humboldt, qui n’était pas toujours grave, disait qu’il ferait volontiers douze lieues à pied pour la voir. Rahel ne craignait pas de se comparer elle-même à Pauline. « Nous sommes toutes deux, lui écrivait-elle, en marge de la société, vous pour l’avoir scandalisée, moi pour avoir refusé de croire à ses mensonges. » Mais Varnhagen écrivait de son côté à Rahel : « Je ne puis m’empêcher de sourire, quand je me la représente assise à côté de vous[1]. »

Cette vie littéraire, souple, piquante, originale, toute en échanges directs et personnels, que l’Allemagne n’avait pas connue jusqu’alors, fut brusquement interrompue, quand l’armée prussienne, battue à Iéna, reflua vers le nord, suivie bientôt des troupes françaises. Le salon de la Jægerstrasse fut déserté, et Rahel se retrouva tout d’un coup dans l’état de solitude morale qui avait fait le supplice de sa jeunesse. Elle eut des soldats à loger, des blessés à soigner. Elle espéra un instant

  1. Pauline Wiesel écrit un jour à Rahel : « Comme c’est vrai ce que vous me disiez ! J’aurais dû devenir une bonne mûre de famille, une bonne ménagère : j’étais faite pour cela. Les hommes m’ont gâtée, chacun a fait de moi la femme qu’il voulait… » Elle fit du moins une un bourgeoise ; elle épousa un capitaine français en retraite, et mourut à Saint-Germain-en-Laye, en 1848, âgée de soixante-dix ans.