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le dur régime qui réglait la vie familiale des Juifs. Elle était l’aînée de cinq enfans, trois fils et deux filles ; mais elle n’eut un lien réel de sympathie qu’avec le second de ses frères, Louis Robert, qui acquit plus tard une certaine notoriété comme poète. Le père, Levin Markus, tenait une boutique d’orfèvrerie et d’objets d’art ; c’était un despote à l’esprit sec et étroit, tout absorbé par ses affaires. La mère était une nature vulgaire, qui pliait sans murmurer sous la tyrannie de son époux. Toute faible qu’elle fût, c’était encore le seul refuge des enfans contre le despotisme paternel. « Notre mère a beaucoup souffert, écrit Rahel à un de ses frères en 1787, et elle souffrira encore beaucoup ; mais si elle devait jamais nous manquer, mieux vaudrait pour nous la mort, et c’est, pour mon compte, ce que je préférerais. »

Elle se confie volontiers, dans sa jeunesse, à son coreligionnaire David Veit, alors étudiant à l’université de Gœttingue, plus tard médecin distingué à Hambourg. Elle se plaint de son isolement, de sa vie étroite et comprimée, de ses pauvres nerfs malades, de l’air qui lui manque, des soins qui lui sont refusés. Le 2 avril 1793, elle lui écrit : « Ma mère aurait dû m’écraser dans la poussière à mon premier cri, si elle avait été assez dure, ou assez généreuse pour cela, et si elle avait eu la moindre prévision de ce qui adviendrait un jour de moi : une créature vouée à l’impuissance, à qui l’on ne sait aucun gré de rester assise entre quatre murs, contre laquelle le ciel et la terre, les hommes et les bêtes se ligueraient, si elle voulait se donner de l’air, qui a pourtant des idées, comme tout être humain, mais qui, au moindre mouvement qu’elle fait pour bouger de son coin, est bourrée de remontrances et ramenée à la raison. » Et dans une autre lettre, du 22 mars 1795 : « Je suis malade, je ne le cache plus, et je ne puis être guérie qu’à force de soins. Il n’y a personne au monde qui consente à me soigner. Je suis donc obligée de me soigner moi-même, quoi qu’il m’en coûte. Représentez-vous cela. Je suis malade par gêne, par contrainte, depuis que j’existe. Je vis malgré moi et malgré tout le monde. Je dissimule, je cède ; je sais que je dois être raisonnable ; mais je suis trop petite pour supporter tout cela. »

Elle ne se révolta pas ; mais elle prit l’habitude de faire deux parts de sa vie, l’une pour son entourage immédiat, composée de sacrifices froidement consentis, où le cœur n’entrait pour