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et l’on n’accepte plus rien des autres. Toute réserve est tenue pour injure, toute critique pour impiété. Les littérateurs et les poètes, les philosophes même emboîtent le pas aux critiques et, durant quelque temps, toutes les esthétiques doivent s’ajuster à leurs œuvres, sous peine de paraître absurdes ou surannées. Mais il faudrait ignorer toute l’histoire de l’art pour croire que c’est, là, pour ces artistes, un gage d’avenir. Au XVIIIe siècle, les Maîtres donnés en modèles par la critique étaient l’Albane et Pierre de Cortone. Au milieu du XIXe, c’était Léopold Robert. Les critiques et les poètes parlaient du plat auteur des Moissonneurs et des Pêcheurs de l’Adriatique comme ils parlent aujourd’hui de M. Besnard. Et quels critiques : Töpffer ! Et quels poètes : Musset ! Et en quels termes, écoutez :

« Ainsi, naguère, aux campagnes de Rome, profondément ému par le simple spectacle de moissonneurs dansant auprès de leur chariot attelé de buffles et chargé de récoltes, un grand peintre de notre âge recueillait son génie, employait son savoir et sa force tout entière à répandre sur une toile immortelle la sourde émotion, les austères et secrets transports de son âme enchantée… » disait Töpffer des Moissonneurs, au cours de ses Menus propos d’un peintre genevois, et Musset dans son Salon de 1836, ici même, des Pêcheurs de l’Adriatique : « Ah ! Dieu ! la main qui a fait cela, et qui a peint, dans six personnages, tout un peuple et tout un pays ! cette main puissante, sage, patiente, sublime, la seule capable de renouveler les arts et de ramener la vérité ; cette main qui, dans le peu qu’elle a fait, n’a retracé de la nature que ce qui est beau, noble, immortel ! cette main qui peignait le peuple et à qui le seul instinct du génie faisait chercher la route de l’avenir là où elle est, dans l’humanité… »

L’œuvre de Léopold Robert est au Louvre, et c’est un des problèmes les plus insolubles pour la critique actuelle, que de pénétrer les raisons de cet enthousiasme unanime parmi les grands esprits de 1830. Ce sera peut-être un problème semblable qui se posera devant l’œuvre de M. Besnard à nos successeurs étonnés. Ne nous alarmons donc pas trop, si nous ne pouvons, en conscience, nous hausser au diapason actuel des éloges qui retentissent autour de ses œuvres. Tout en demeurant beaucoup en deçà de ce qu’on loue de lui aujourd’hui, nous allons peut-être encore un peu au-delà de ce qu’on en louera dans cinquante ans.