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lumière. Ahrimane[1] n’est pas Lucifer, mais son ombre et son revers, le chef des bandes ténébreuses. Attaché à la terre avec frénésie, il nie le ciel et ne sait que détruire. C’est lui qui a souillé les autels du feu et suscité le culte du serpent, lui qui propage l’envie et la haine, les vices et l’oppression, la fureur sanguinaire. Il règne sur les Touraniens, il attire leur génie maléfique. C’est lui qu’il faut combattre et terrasser, — pour sauver la race des purs et des forts.

— Mais comment combattre l’Invisible qui ourdit sa trame dans les ténèbres ?

— En te tournant vers le soleil qui se lève derrière la montagne de Hara-Berezaïti. Monte par la forêt des cèdres et gagne la grotte de l’aigle qui est suspendue sur le gouffre. Là, tu verras le soleil surgir tous les matins des pics hérissés. Pendant le jour, prie le Seigneur du soleil de se manifester à toi ; la nuit, attends-le et déploie ton âme vers les astres comme une lyre immense. Tu attendras longtemps le Dieu, car Ahrimane cherchera à te barrer la route. Mais une nuit, dans la paix de ton âme, se lèvera un autre soleil, plus brillant encore que celui qui enflamme les cimes du mont Berezaïti, — le soleil d’Ahoura-Mazda. Tu entendras sa voix et il te dictera la loi des Aryas.

Quand le temps fut venu pour Zoroastre de se retirer dans sa solitude, il dit à son maître :

— Mais où donc retrouverai-je la captive garrottée de Baktra, que le Touranien a traînée dans sa tente et qui saigne sous son fouet ? Comment l’arracher de ses poings ? Comment chasser de devant mes yeux le spectre de ce beau corps lié de cordes et taché de sang, qui crie et qui m’appelle toujours ? Hélas ! ne reverrai-je jamais la fille des Aryas, qui puise l’eau de lumière sous les pins odorans et ses yeux qui ont laissé dans mon cœur leurs flèches d’or et leurs dards bleus ? Où reverrai-je Ardouizour ?

Vahoumano se tut un instant. Son œil devint terne et fixe, aussi morne que la pointe des glaçons aux branches des sapins en hiver. Une grande tristesse semblait peser sur le vieillard comme celle qui tombe sur les cimes de l’Albordj quand le soleil les a quittées. Enfin, d’un grand geste, il étendit le bras droit et murmura :

  1. La conception de Méphistophélès dans le Faust de Goethe correspond exactement à celle d’Ahrimane avec en plus l’ironie et le scepticisme modernes.