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appelait, pour le dire en passant, du croncron) ou de boire du lait.

Si réel qu’il soit, ce premier effort créateur de l’imagination expressive de l’enfant est difficile à isoler dans nos analyses, précisément parce que dans la réalité l’homme n’est jamais seul. En revanche, il est très intéressant à suivre dans cette espèce de prise de possession si accidentée qu’il fait de notre langage. Qu’on lise les longs chapitres consacrés à ce sujet par MM. Pérez, Compayré, James Sully, Linder, ou qu’on se rappelle ses propres observations familiales, on verra toujours comment il met sur la plupart des mots qu’il s’approprie sa marque individuelle, tantôt gauche et bonne à redresser le plus tôt possible, tantôt très curieuse et très attachante par un essai naïf d’invention et par une logique au moins aussi conséquente que la nôtre. Quand, par exemple, un neveu bien choyé parle de l’amour « tanternel, » ou quand un autre appelle le marchand de tabac le « tabatier, » il ne fait que se substituer, pour son usage personnel, aux promoteurs de la simplification de l’orthographe, sinon au Dictionnaire de l’Académie : sa méthode est guidée par des analogies on ne peut plus acceptables : il n’a contre lui que des anomalies d’un usage mal connu de lui et auquel il n’a pas appris à faire de sacrifices, voilà tout. On ne peut attacher que moins de prix encore à certaines diversités, imposées sans doute par celles des organes physiques de la parole et par une insuffisante capacité d’attention soutenue. Dans un nom prononcé devant lui, et même prononcé souvent, comme celui d’un frère ou d’une sœur, il saisit une des voyelles, il la redouble en l’articulant avec une consonne quelconque ; et de la sorte, si peu que la famille soit nombreuse, un frère aîné se trouvera nommé de deux, trois, quatre manières différentes.

Ce qu’il y a là de plus digne d’étude, c’est le besoin de trouver des mots et d’en forger, tantôt sur de simples coïncidences, dont l’enfant se contente parce qu’il est pressé, tantôt sur des analogies, souvent erronées, je le veux bien, mais imaginées dans un effort de comparaison. D’autres fois, il transformera un fragment de mot saisi au vol en un mot complet et se suffisant à lui-même. Il lui prête, — c’est bien ici le mot vrai, — il lui prête un sens dont, plus tard, il devra le dépouiller, ou bien encore il ne fera qu’un mot avec deux mots séparés, et ici encore il a fallu qu’il donnât, coûte que coûte, un sens à ce composé mal venu. Nous-mêmes, en définitive, quand nous adoptons un