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intelligente et gaie. « C’est sa maîtresse, dira-t-on, qui a trouvé la clef et qui l’a mise en main, puisque c’est elle qui a fait comprendre le rapport du signe et de la chose signifiée ! » Expliquons-nous bien : c’est la religieuse en effet qui a mis le signe à côté de la chose signifiée, et il est certain que l’éducation sert à quelque chose, qu’elle est même nécessaire. Mais l’intelligence du rapport n’est pas communiquée du dehors au dedans : elle est seulement provoquée, et c’est d’elle-même qu’elle répond du dedans au dehors. Une fois que l’enfant eut ainsi compris, elle se prêta volontiers à toute la série des leçons qui vinrent combler l’isolement et le vide dont elle souffrait ; voilà la part de l’éducation et voilà celle de l’activité spontanée à laquelle elle fournit les occasions de s’exercer.

Supposons maintenant des enfans réunis entre eux, n’en étant pas réduits à se toucher par hasard dans la nuit, mais s’entendant et se voyant, devant toutefois se suffire et trouver par eux-mêmes les moyens de s’entendre entre eux. Ce fait se produisait souvent dans les tribus africaines que les missionnaires européens, protestans ou catholiques, ont pu observer dans leur état des plus incivilisés, lors des premières explorations. Je ne puis faire autrement que de reproduire le texte du missionnaire anglican Moffat ; car c’est, je crois bien, cette page qui a déterminé le premier revirement dans les opinions des savans (philologues ou philosophes)[1]. On a cessé dès lors d’exagérer la docilité passive de l’enfant et de lui refuser une participation personnelle à l’invention du langage.

« Les divers dialectes des Béchuanas, dit Moffat, diffèrent tellement de la langue commune [des Bushmen], surtout dans les districts éloignés des villes, qu’ils ont souvent besoin d’interprètes pour se faire comprendre. Dans les villes, la pureté de la langue se conserve au moyen des assemblées publiques et des fêtes, des chants nationaux ou religieux et aussi des entretiens continuels… Il en est différemment dans les villages isolés du désert. Là, il n’y a ni assemblées, ni fêtes, ni bétail à conserver et à soigner. Ils ne possèdent aucune espèce de bien ; leur seule étude, le but suprême de leur activité, est de conserver leur vie : pour y parvenir, ils se voient souvent obligés de s’enfoncer

  1. Voir Frédéric Baudry, De la Science du langage et de son étal actuel, Paris, 1864, et Albert Lemoine, De la physionomie de la parole, précieux petit volume, Paris, 1865.