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de tout cela a passé dans le hautain et sombre génie de René. Certes, il serait bien téméraire de vouloir établir une connexion trop étroite, un rapport d’absolue et inéluctable nécessité entre un fait aussi général et aussi matériel que l’ensemble des conditions d’un milieu géographique, et cet autre fait, essentiellement individuel, et si ondoyant, si divers, une âme humaine dans l’infinie complexité de ses attitudes et de ses manifestations. Et cependant, s’il existe entre les deux ordres des rapports visibles, et je ne sais quelles secrètes harmonies et quelles mystérieuses « correspondances, » sera-t-il défendu de les constater ? Ne pourra-t-on admettre qu’au contact des mêmes phénomènes physiques, à la vue des mêmes paysages, l’imagination s’emplisse de visions particulières, la sensibilité se charge, pour ainsi parler, d’impressions très déterminées, bref, que l’âme individuelle tout entière, surtout si elle s’ouvre aisément aux actions du dehors, prenne d’assez bonne heure un certain pli, et devienne volontiers le miroir et comme la traduction ou la transposition morale de ce coin d’univers où le sort l’a placée ? Et si enfin de nombreuses générations ont eu pour cadre de leurs existences successives ces mêmes horizons brumeux, cette même mer mugissante, est-ce que, transmises et renforcées peut-être par l’influence héréditaire, les dispositions intimes que la répétition des mêmes spectacles finit par imposer à la personnalité, n’iront pas se graver plus profondes dans l’âme d’enfant qui aura pour mission de les exprimer un jour ?

C’est là, me semble-t-il, ce qui s’est produit pour Chateaubriand. Si l’on veut comprendre entièrement le grand écrivain, entrer pleinement dans l’intimité de son génie et de son œuvre, il faut voyager en Bretagne, aller voir de ses yeux quelques-uns des lieux où il a passé sa jeunesse, où ont vécu ses ancêtres. Même aujourd’hui, malgré l’envahissante banalité moderne, elle demeure la plus originale de nos provinces, « cette pauvre et dure Bretagne, l’élément résistant de la France, » comme la définit si bien Michelet[1]. « Ce n’est point une contrée plate, monotone et

  1. Michelet, Hist. de France, éd. de 1852, Hachette, t. TI, p. 6-22, et la Mer, Hachette, 1861, p. 25-27. — Voyez, pour préciser et rectifier, en plus d’un point, les intuitions de Michelet : E. Risler, Géologie agricole, Berger-Levrault, 1884, t. 1, p. 77-98, 139-148 ; — L. Gallouédec, Études sur la Basse-Bretagne (Annales de géographie, 15 janvier, 15 octobre 1893, 15 juillet 1894) ; — M. Barrois, les Divisions géographiques de la Bretagne (Annales de géographie, 15 janvier et 15 mars 1897) ; — Onésime Reclus, Le plus beau Royaume sous le ciel, Hachette, 1899, passim, et p. 649-654 ; et surtout peut-être, P. Vidal de la Blache, Tableau de la géographie de la France, dans l’Histoire de France de M. Lavisse, Hachette, 1903, p. 11-13, 323-329 ; — Cf. enfin G. Flaubert, Par les Champs et par les Grèves (Voyage en Bretagne), Charpentier, 1885 ; — A. Suarès, le Livre de l’Émeraude, C. Lévy, 1902 ; — Ch. Le Goffic, l’âme Bretonne, Champion, 1902, passim, et p. 3, 84, etc. ; — et F. Brunetière, le Génie Breton, dans ses verniers Discours de combat, Perrin, 1907.