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Reine demande et obtient qu’un ministre la tienne au courant, quotidiennement, des débats législatifs. Et, enfin, qui oserait affirmer que les échanges de lettres et de notes n’aient pas obligé un cabinet à remanier un projet de loi ? La correspondance relative à la réforme électorale, due à lord John Russell[1], l’intervention de la Reine dans les conflits parlementaires de 1869 et de 1884 constituent une démonstration irréfutable. Appelée, de par ses fonctions, à présider sinon le Conseil des ministres, du moins le Conseil, privé, elle n’a jamais considéré que son rôle se bornât à sommeiller discrètement dans un fauteuil doré. La tâche d’un arbitre est plus active. Magistrat d’une impartialité indiscutée, d’une autorité reconnue, il a le devoir de diriger le débat, le droit de donner des conseils et de formuler des transactions.

À cette action politique, administrative et militaire, s’ajoute encore le contrôle du Foreign Office Victoria n’a jamais admis qu’une seule des 28 000 dépêches, qu’expédie, bon an, mal an, le ministère des Affaires étrangères, pût quitter Londres avant que le brouillon ait été soumis à la Reine. Elle fait régler minutieusement ces communications : elle veut avoir le temps de lire avec calme et de réfléchir avec soin. Jamais elle ne donne son visa qu’à bon escient. Souvent, elle exige des modifications. Elle corrige ; elle remanie ; elle coupe. Il lui arrive, même, de s’opposer victorieusement à l’envoi d’un télégramme. Le 10 janvier 1856, elle arrête une dépêche si blessante pour la Prusse, qu’elle aurait peut-être transformé la guerre de Crimée en un conflit européen. Le comte de Beckendorff, dans ses Mémoires, proclame que c’est Victoria qui empêcha lord Palmerston d’intervenir, les armes à la main, en 1862-1864, dans l’affaire danoise. Et le témoignage de l’ambassadeur prussien à Londres a une valeur capitale…

Le rôle joué par cette femme serait assez grand pour satisfaire bien des ambitions viriles.

Ni gestes sensationnels, ni manifestations oratoires, ni uniformes tapageurs. Cette action s’exerce dans l’ombre, à l’aide de

  1. Correspondance inédite, trad. fr., t. II, p. 500 et 512.