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jeune artiste et cherchait à gagner les bonnes grâces de M. Ingres. Il s’agissait de son envoi de première année qu’il voulait montrer au maître. Il l’avait conçu dans la manière ingriste, pour lui plaire, et avait caché soigneusement toutes ses petites études qui n’étaient que du pur Hébert. « Ingres vint, en effet, et devant l’esquisse qu’on lui présentait, il eut une grande bienveillance. Hébert jouissait de l’impression produite. Mais, comme il reconduisait Ingres, qui venait d’ouvrir, par inadvertance, une autre porte, le maître avisa un pifferaro au chapeau pointu, les yeux noirs brûlés de fièvre, la lèvre rouge et les joues pâles. Ingres s’était brusquement arrêté. Il fronçait les sourcils et, muet sur place, il scrutait l’étude imprévue. Soudain il se retourna : — « Qui a fait cela ? demanda-t-il. — C’est moi, monsieur le directeur, répondit Hébert, non sans confusion. — C’est vous, monsieur, qui avez fait cela ? — Oui, c’est moi. — lié bien ! cela, c’est très bien, » conclut Ingres. Puis, désignant le projet d’envoi : « Et ça, c’est mauvais ! »

Cette aventure est connue, mais elle était bonne à redire, parce qu’elle illustre admirablement la grande loi qui régit les œuvres de l’esprit humain. En art comme en littérature, celles qui survivent sont peut-être bien celles aussi où l’on a versé le plus de vie, mais non celles pour lesquelles on a cru le plus vivre. Le Vœu de Louis XIII, la Thétis, c’est la Henriade, c’est la Franciade : c’est la grande « machine » manquée, dont on est fier parce qu’elle a coûté, beaucoup de peine et qu’on a les bras encore tout engourdis d’avoir été levés si haut pour atteindre ce qui est au-dessus de sa tête. La postérité, qui est une grande dame, vient voir, passe dédaigneuse, voit la grande machine, s’en amuse comme de la chose du monde la plus ridicule — et l’on se croit condamné, perdu ; — puis, avisant dans un coin, dans l’antichambre, quelque toile retournée au mur, faite facilement, dans les limites de son talent, une boutade où l’on a mis le meilleur de soi et rien que de soi, la retourne, la met en lumière, sourit : « Ça, c’est joli, » dit-elle, — et l’on est sauvé.


ROBERT DE LA SIZERANNE.