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incapable. Il était de ces gens qui, lorsqu’ils ferment les yeux, ne voient plus rien. De loin, il n’arrivait point à se représenter le rapport des choses entre elles. Nulle perspective, nulle science des reflets. Ce qui lui arriva pour La Source en est un frappant exemple. La Source, on le sait, fut faite en deux fois. C’était une étude de jeunesse commencée en même temps que la Venus anadyomène : le torse seul était entièrement peint. Elle était pendue assez haut dans un coin de son atelier, à Paris. Une amie, qui venait le voir, avisa ce morceau dédaigné, oublié peut-être. « C’est très beau, lui dit-elle, ce que vous avez là, vous devriez en faire quelque chose. » Cette amie avait du goût. M. Ingres avait confiance en elle, il l’écouta, descendit son étude, la reprit, on modifia les bras, en termina les pieds qui n’étaient qu’ébauchés, peignit de l’eau sous ces pieds et décida que ce serait une source. L’œuvre est d’une beauté absolue : elle est comme un beau vers jailli du cœur d’un grand poète, parfait, immortel. Mais il avait négligé de faire poser son modèle au-dessus d’une nappe d’eau réelle : aussi imagina-t-il d’y faire se refléter tout le dessus des pieds, exactement le peu de chose qu’on ne pouvait y voir. On eut toutes les peines du monde à le tirer d’erreur.

De même, observait-il fort mal la perspective. Il n’y en a aucune dans son Saint Symphorien : le rapport des grandeurs entre le saint lui-même et sa mère, penchée sur le haut du rempart, est d’une fantaisie barbare. Il n’y a aucune échelle perspective, dans l’Apothéose d’Homère, entre Homère lui-même et ces figures de poètes qui, selon le mot cruellement juste de M. de Wyzewa, semblent « copiées sur de méchantes lithographies de livres de classe. » C’est qu’en dehors du modèle vivant et présent, M. Ingres voyait fort mal et qu’en dehors du pastiche des classiques, il n’imaginait rien. Pourtant, c’est de ses peintures imaginées qu’il était fier. Ainsi, voyons-nous chez lui le plus parfait exemple du génie qui se méconnaît lui-même, qui se prend pour un autre et veut qu’à cet autre on décerne les suprêmes honneurs.

Heureusement, le temps qui remet tout en place a sauvé l’œuvre de M. Ingres, malgré M. Ingres lui-même. « Peintre d’histoire ou rien ! » aurait-il dit peut-être, mais nous ne nous laissons pas enfermer dans ce dilemme. M. Lapauze, dans la préface qu’il a mise au catalogue de son exposition, renarre l’aventure suivante arrivée à Hébert, quand il était à Rome