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muette, lui tout en gestes et en interjections, se secouant comme chien mouillé. Mais lorsqu’ils furent dans l’escalier et qu’il se lamentait sur la comparaison qu’on ferait de sa femme et des autres belles dames et d’être la cause involontaire de cet échec, elle se redressa, superbe, et dit : « Ces dames peuvent dire ce qu’elles voudront : je suis tout de même Madame Ingres. »

Ce trait qui me fut conté par un témoin, non de la scène, mais du récit qu’en fit Mme Ingres elle-même, quelques jours après, dans l’intimité, revient à la mémoire quand on sort de la galerie Georges Petit, où l’on fait en ce moment une exposition rétrospective de l’irascible maître. On se dit : Voilà certes de la peinture souvent bien plate, bien lisse, parfois bien désagréable, des tons ou bien sourds ou bien criards, qui ne chantent pas, beaucoup de couleurs et peu de couleur, une pauvreté d’imagination à faire pitié à des concours pour le Prix de Rome, plus d’une composition déclamatoire et vide. Sans doute, M. Ingres paraît dans ses scènes religieuses ce qu’il se défendait d’être « le singe de Raphaël, » et dans ses scènes pseudo-antiques, il est bien comme, disait Préault, « un Chinois égaré dans les ruines d’Athènes. » Oui, tout cela est vrai, — et pourtant c’est tout de même Monsieur Ingres.

C’est que, malgré tous ses défauts et en dépit de son incapacité radicale à percevoir presque tout ce qui fait la joie des yeux dans la Nature, ce diable d’homme a su, plus fortement que personne, exprimer le peu qu’il percevait. Comme l’a très bien démêlé le regard pénétrant d’Eugène Delacroix, l’œuvre de M. Ingres c’est « la complète expression d’une intelligence incomplète. » Il est allé jusqu’au bout de son talent, jusqu’au bout de ses forces : ce qui est rare parmi les hommes. Il avait peu, mais il a tout donné : ce qui est d’un bel exemple et qui commande le respect. Ses erreurs sont d’une bonne foi entière, venant toutes de l’étroitesse de son esprit et nullement d’une défaillance du cœur, d’une complaisance envers le monde, d’un désir de gloire ou d’argent. Il mettait sur sa toile ses bleus et ses roses avec autant de sérénité qu’un Botocudos se plante un disque sur la lèvre. Il trouvait cela beau. Les vérités de son dessin ont la même simplicité, franche, hardie et ne sont mêlées d’aucun scrupule, ni détour aimable : son crayon lançait un trait comme un arc lance une flèche…

Un tel caractère est rare, un tel exemple est utile, et