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fixe, les bras tombant le long du corps, la jambe gauche avançant un peu, ils marchent à peine et ils ne font aucun geste. Ils sont effrayants ; et, d'abord, ils ont l'air de morts qui, sortant de leurs tombeaux, gardent la raideur et la lividité des cadavres.

Mais, quand on vient de visiter les salles où l'art de la décadence multiplie ses gestes ronds, ses fades coquetteries, ses grâces détestables, son éloquence vaine, l'on aime infmiment cette rude simplicité d'un art antérieur aux stratagèmes. Et l'on en est, en quelque sorte, rafraîchi.

Autant est vulgaire la posture théâtrale de tous ces héros de bronze et de marbre où triomphe la virtuosité des praticiens, autant nous émeut le premier effort des artistes encore gênés qui ont voulu donner à l'inerte matière l'aspect de la vivante humanité. C'est une chose admirable qu'ils aient eu, à défaut de qualités plus commodes, tout de go, un style ; et, dans sa rudesse, quel style noble, fier, puissant !…

Or, tous ces grands bonshommes de pierre difficilement travaillée sourient. L'on est, au milieu d'eux, environné d'un cercle de sourire ; l'on est comme dans une île autour de laquelle affluerait le sourire innombrable des flots.

Étant là, je me souvins d'une folle soirée que j'ai passée cà Strielna, près de Moscou. Dans une chambre illuminée de bougies, au restaurant, nous avions fait venir les bohémiennes. Vêtues de soie multicolore, parées de bijoux où les diamans étincellent et les perles pleurent, avec des colliers, des bracelets, des pendeloques, elles arrivèrent. Leurs figures bistrées s'éclairaient de la lueur des yeux noirs et luisans ; leurs lèvres pincées, leurs narines retroussées frémissaient. Elles se mirent à chanter et à danser, sur un vif accompagnement de guitares. Elles nous entouraient ; l'agitation et le bruit les enivraient ; et elles s'élançaient, tournoyaient sur la pointe des pieds, guindaient leurs corps, crispaient leurs mains, tendaient leurs bras. Elles venaient à nous, se retiraient, venaient encore ; et c'était une houle, avec des flux et des retlux, une houle de musique et de bonds, une houle de frénésie. Le cercle des sourires archaïques, séduisans, mystérieux, au musée d'Athènes, me la rappela.

Qu'ils sont émouvans, ces sourires qui ont survécu au sentiment dont ils furent le signe, ces sourires dont l'objet est