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les Francs de Clovis n’avaient dépossédé systématiquement les Gallo-Romains. Ils n’en eurent pas besoin, tellement il y avait de vides après soixante-dix ans de désolation. Le domaine public, les terres vacantes, les champs en friche, durent suffire à pourvoir Rollon et ses compagnons. C’est ce qui facilita la fusion entre les nouveaux venus et les indigènes. La puissance d’assimilation des Normands est une de leurs qualités maîtresses. Déjà, sous le successeur de Rollon, on ne parle plus beaucoup le « norois » à la cour de Normandie. On dut envoyer le jeune héritier du duché apprendre la langue de ses ancêtres à Bayeux, où elle s’était mieux conservée grâce à un vieux fond saxon. Non seulement les anciens habitans ne furent pas réduits en servage, mais la Normandie est la première province d’où le servage ait disparu. Lorsqu’elle fut réunie à la couronne sous Philippe-Auguste, « elle avait, dit Luchaire, sur la France capétienne une avance de plus de cent ans. » C’est ce qui explique que des émigrans, des réfugiés de tous les pays voisins, y soient accourus comme dans une terre d’asile.

Ce fut bientôt aussi l’asile des lettres, par une transformation non moins prodigieuse. Au premier moment, l’Eglise normande passe par une rude épreuve. Évêchés et abbayes déjà désorganisés sont accaparés par un clergé normand qui ne brille ni par la vertu ni par la science. Il faudra déposer un archevêque de Rouen, Mauger, qui était de la famille ducale, et bien d’autres auraient mérité le même sort. Mais tout cela s’améliore en un demi-siècle. Les ruines matérielles des monastères se relèvent les premières, les ruines intellectuelles ne demandent pas beaucoup plus de temps. Les ducs attirent et retiennent les savans des pays les plus lointains. Les moines du Sinaï viennent prendre part aux largesses de Richard II, à côté de Grecs et d’Arméniens. Saint Siméon, qu’on admirait pour sa connaissance des langues orientales, fonde à Rouen l’école de la Trinité. Enfin l’abbaye du Bec deviendra au xi° siècle, sous l’impulsion de Lanfranc, un centre de culture où affluent les étudians du monde entier tel qu’on le concevait alors.

Mais les Normands ne se contentent pas de se franciser eux-mêmes. Ils vont propager au loin la langue et la civilisation française. La culture chrétienne et latine a poli leur rudesse, elle n’a pas brisé leur élan. Il a été donné aux Normands d’accomplir ce que peu de « barbares » ont su faire : ils se sont