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réprimée par leur désapprobation tacite. Ce furent eux qui faillirent faire mourir de chagrin le poète tragique Guillard, grand-père, je crois, du Guillard que nous avons connu, parce qu’il avait écrit cendre, au singulier, dans une tirade où le sens demandait cendres au pluriel, avec un s… »

N’était-ce pas le précurseur, peut-être même l’ancêtre direct des Habitués, ce Martin, surnommé le Cynique, homme sans naissance, presque sans fortune, sans place, sans talent, qui, par son goût exquis en littérature et en musique, devint sous Louis XVI l’oracle de tous les amateurs de spectacles. Sévère jusqu’à la rudesse, mais toujours impartial, il était la terreur des artistes médiocres, refusait toutes les invitations et gardait son franc parler avec les princes aussi bien qu’avec les simples mortels. Au foyer de la Comédie, au café Foy, on s’empressait autour d’un homme qui d’un mot pouvait faire une réputation : « Vous étiez hier à la pièce nouvelle, interrogeait l’un. On dit que vous avez paru content ? — Oui, quand on a baissé le rideau, répondait-il brusquement. — Vous ne pensez donc pas que cela aille loin ? — Quatre représentations, salle vide. » Et l’arrêt était porté, et rarement le public cassait la décision. Le comte de Clermont d’Amboise, en grande tenue, chamarré d’ordres, attendait qu’on vînt lui ouvrir l’orchestre des Français ; apercevant Martin, il s’avance vers lui. « Etes-vous l’ouvreur, mon cher ? — Non, et vous ? » Un prince du sang, dont Martin n’avait pas voulu accepter une pension, s’intéressait à une débutante, et vantait sa voix : « Cela tient, selon toute apparence, à ce que Monseigneur n’a point la voix juste. — Elle est jolie comme les amours. — Il est vrai, mais elle a les cordes hautes détestables. — Enfin, mon cher Martin, je voudrais lui être utile, et j’ai compté sur vous afin de savoir ce que je puis faire pour elle. — Que Votre Altesse lui fasse la rente qu’elle a eu la bonté de m’offrir, et la retire du théâtre, car je veux perdre mon nom si jamais elle parvient à corriger ses cordes hautes. » Le prince n’insista plus. Ce raffiné de lettres et de musique détesta la Révolution qui le troublait dans ses habitudes. « Vendez vos rentes, conseillait-il à Grétry ; tâchons que ces gens-là n’aient plus rien à nous prendre que nos têtes. » C’est alors aussi qu’il dit à Ducis ce mot tant de fois répété : « Je vis par curiosité. »

Le foyer de la Comédie vit encore de belles causeries après