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sociétaire, dit en la présentant : « Voilà, monsu Delaunay, oune véritable parruque di sociétaire. Zouez à présent, vous êtes sour de votre affaire ! » Comme il était en retard pour livrer une perruque à Paul Leroux : « Patience, dit-il, car ze vous fais quelque sose qui vous flattera ! Et tenez ! hier ze l’avais posée dans mon magasin sour ma tête à parruque… Voilà monsu Derval qu’il entre ce moi ; il regarde… et il crie : Diou ! c’est Leroux ! » On le complimente sur une perruque à la Louis XIV : « Ça, ce n’est rien ! Ça ! Vous verrez plous tard, car ze n’ai pas encore fait mon Misanthrope ! »

D’ailleurs, il n’attendait pas les éloges, et se les décernait avec une candeur touchante. Il disait à Régnier : « Ah ! monsu Régnier ! ze ne sais pas où ze m’arrêterai… zai fait bien des cé-dœuvre…, mais cette parruque-ci, c’est un rayon. » Les ambitions de Victor-Emmanuel le troublaient si amèrement, qu’il ne put s’empêcher de confesser son inquiétude : Ah ! monsu Bressant, si le roi dou Piémont et di Savoie devient zamais roi d’Italie, moi que ze souis Lombard, ze deviendrai donc Zavoyard ? »

Et cette Mme Laurent, concierge du théâtre, puis préposée à la location, femme de caractère et de dévouement, spirituelle, aimant la Comédie comme on aime sa maison et ses enfans, qui tenait tête, sous Louis-Philippe, à un gros d’émeutiers venus pour prendre les armes du théâtre et tirer par les fenêtres. Quelque temps après, on la présenta au Roi qui voulut lui donner de l’argent, mais elle refusa, et demanda un objet quelconque ayant passé par les mains du Roi. Il lui fit remettre une simple bourse doublée en peau, mais elle avait été brodée par la princesse Marie, et le Roi s’en servait constamment. Mme Laurent la garda comme une relique et reporta sur le donateur son admiration passionnée pour Napoléon Ier. Les meilleurs artistes, Mars, Talma, Baptiste aîné, Samson, venaient s’asseoir dans sa loge et causer longuement avec elle : elle savait se tenir à sa place, et personne ne s’étonnait de l’entendre dire : Notre maison, nos amis. Après l’avoir quittée, les comédiens allaient bien vite raconter au foyer les saynètes qui se jouaient entre Mme Laurent, qui n’était pas toujours très endurante, et le public payant. Un Anglais se présente ; « Madame, quelles sont les places réservées pour l’aristocratie ? » Mme Laurent, qui n’aimait guère les Anglais, bourreaux, d’après elle, du grand