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gaiement les quadrilles, conte Banville : quand le moment venait qu’un des danseurs entrât en scène, l’avertisseur lui faisait un signe ; il partait sans rien dire et sans s’excuser, et, silencieusement aussi, sans transition, un des assistans prenait sa place. Délicieuse fantaisie à la Shakspeare ! On voit, enflammés par les beaux discours de son prédécesseur, les yeux de la danseuse dont on tient la main, et tout de suite, de verve, on continue comme on peut le discours présumé. Souvent on bénéficie de l’effet produit par celui qui vient de partir, souvent aussi on lui prépare un triomphe pour le moment où il reviendra, l’âme encore tout exaltée par les admirables paroles qu’il vient de débiter sur la scène aux pieds de Silvia ou d’Agnès. Quel malheur que ces jolis bals soient tombés en désuétude ! Comme ils étaient naturellement féconds en contrastes piquans et en antithèses amusantes ! Scapin dansant avec Iphigénie, le farouche Hippolyte menant le cotillon avec Zerbinette, Tartuffe emportant doña Sol dans une valse enivrée, ce tohu-bohu de tous les masques poétiques, cette comédie dans la comédie, ces grands seigneurs de tous les temps se réjouissant dans le palais de la Muse, n’était-ce pas délirant et divin ? »

1848. La crise politique se complique d’une crise financière et sociale ; le plaisir théâtral, ce superflu par excellence, ne semble plus aussi nécessaire ; cinq directeurs se succèdent en moins d’un an. Devant les émeutes qui ensanglantent Paris, et font le tour de l’Europe, on aurait pu répondre avec Ducis auquel un ami conseillait de faire une tragédie en 1792 : « Que parles-tu de tragédie ? La tragédie court les rues. » Résultat : langueur des spectacles, recettes plus que médiocres ; seul le nom de Rachel sur l’affiche opère le miracle d’ouvrir les bourses récalcitrantes, mais on n’était plus au temps où ce nom valait une lettre de change de six mille francs tirée sur le public. Même après l’élection de Louis Napoléon à la présidence de la République, la situation ne s’améliore guère, et, certain soir, la recette ne dépasse pas cent soixante francs. La Comédie petit à petit s’est érigée en Convention ; plus de directeurs, les chefs d’emploi gouvernent, et gouvernent fort mal, fondent une société d’admiration mutuelle, se passent, se repassent la rhubarbe et le séné, jouent leurs propres pièces, celles de leurs amis : Samson, Beauvallet, Régnier, Brohan, font des comédies, et naturellement protègent les auteurs de même acabit, Viennet,