Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 3.djvu/192

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pour le coup, il fallut bien se rendre. Un jour, au Théâtre-Français, un officier vient se planter devant Lemercier, qui le prie de se ranger. L’officier, un géant, toise le poète et ne bouge. « Monsieur, reprend Lemercier, je vous ai dit que vous m’empêchiez de voir, et je vous ordonne de vous retirer de devant moi. — Vous m’ordonnez ! Savez-vous à qui vous parlez ? A un homme qui a rapporté les drapeaux de l’armée d’Italie. — C’est possible : un âne a bien porté Jésus-Christ. » Un duel s’ensuivit, et l’officier eut le bras cassé. Voilà pour le courage ; et, quant au sang-froid, il suffit de rappeler le mot à cet ami qui se fâchait parce qu’on sifflait une pièce de lui, Lemercier : « Calmez-vous ; tout à l’heure vous en entendrez bien d’autres. » Il donnait à Talma des leçons de difformité, montrant, par son exemple, comment l’élégance et la grâce peuvent se combiner avec l’infirmité du corps. Le jour où il eut une attaque de paralysie, il lisait une de ses comédies dans une séance particulière de l’Académie française : « Excusez-moi, messieurs, dit-il tranquillement, je ne puis achever, je viens de perdre la vue. »

La physionomie du foyer ne se modifie pas sensiblement sous la Restauration et la monarchie de Juillet : acteurs et littérateurs en forment toujours le fonds habituel, agrémenté parfois de visites princières, politiques et autres. La liberté parlementaire, la liberté de la conversation et la liberté des salons ont pour le foyer un double effet contraire : d’une part, on peut dire ce qu’on veut, et, à certaines heures, la critique en tout genre s’épanouit avec une ampleur, une verve extraordinaires qu’aucune nécessité de prudence ne contient ; d’autre part, les virtuoses de la causerie, n’ayant plus à redouter la prison ou l’exil, parlent partout, dans la rue, au café, au salon, à la tribune, les réunions se multiplient, enlèvent aux foyers une partie de leur brillante clientèle. Et puis, vers le milieu de la monarchie de Juillet, la mode s’accentue d’aller retrouver acteurs et actrices dans leurs loges ; autant de petits salons nouveaux, de petits foyers d’esprit, sans parler des coulisses qui, de tout temps, ont abrité force commerces intellectuels… et autres. Qu’on ne s’étonne donc pas si le foyer des artistes a parfois ses crises ou plutôt ses soirées et ses périodes de langueur, suivies de brillans retours. C’est à celles-là que font allusion des écrivains qui sans doute y ont fréquenté d’une manière intermittente et accidentelle.