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avait vu, dans Paris, taillant la pierre ! « C’est justement pour cela, repartait Grétry, qu’il est habile dans ses charpentes dramatiques. » Un jour même, il fit la leçon à plusieurs académiciens qui répétaient le même couplet : « Allons, allons, messieurs, un peu plus d’indulgence pour un auteur devenu le soutien de notre scène lyrique ! Eh bien ! quand, en passant, vous auriez admis parmi vous un homme de génie… cela ne saurait tirer à conséquence. »

Après un déjeuner aux Tuileries, sous le Consulat, Joséphine interroge Bouilly : « Eh bien ! que pensez-vous de Bonaparte ? — Je pense qu’il essaie la couronne de France avant de la poser sur sa tête et sur la vôtre. » Bouilly, plus tard, ne fut pas moins bien inspiré lorsqu’il fit à Louis XVIII, qui se plaignait de ses jambes, la réponse d’Ausone à l’empereur Valentinien : « Non pedes, sed caput, faciunt regem. Ce ne sont pas les pieds qui font un roi ; c’est la tête. » Et la conversation de Méhul avec l’Empereur ! Méhul remarquait avec peine que, dans les concerts du palais des Tuileries, Napoléon donnât le pas à la musique italienne sur la musique française ; il s’avisa de soutenir avec vivacité que celle-ci l’emportait sur les autres par la vérité du chant et l’expression dramatique. Le maître le rembarra durement : « C’est comme vous, Méhul, vous avez une haute réputation, mais votre musique m’ennuie. — Eh ! qu’est-ce que cela prouve ? » réplique Méhul. L’Empereur reste stupéfait ; Méhul s’enfuit, court tout ému chez Bouilly, lui dit sa crainte que cette riposte ne lui coûte sa place au Conservatoire. Bouilly le rassure : point de destitution ; seulement, le compositeur pendant plusieurs mois n’est pas invité aux concerts de la Cour. « On me boude, soupirait-il. — Mais on t’estime, affirmait Bouilly ; j’achèterais ta réplique d’une pinte de mon sang, si elle était à vendre. » Cependant les deux auteurs donnèrent Une Folie qui réussit brillamment ; l’Empereur voulut l’entendre avec l’Impératrice ; Méhul fut de nouveau invité aux Tuileries, puis décoré de la Légion d’honneur. Napoléon, en lui remettant la croix, dit avec beaucoup de grâce : « Enfin, Méhul, nous nous revoyons ! »

L’Empereur tolérait une certaine liberté dans les conversations du foyer, pourvu, bien entendu, qu’on ne critiquât point sa politique : de la sorte il donnait aux gens d’esprit l’illusion d’une indépendance relative, détournait leur attention de