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Bon compagnon, franc rieur, il adorait les histoires salées ; et puis il possédait, lui aussi, une excellente mémoire, qui lui permit de noter force traits. C’est dans ses Récapitulations que je relève le mot de Demoustier à la jolie Lange qui, décolletée, attendait le moment d’entrer en scène : « Dites-nous, Lange, qu’avez-vous fait de vos ailes ? » Legouvé poussait si loin la crainte de la critique, qu’il comblait de bons procédés les moindres avortons de lettres ; et comme Bouilly le lui reprochait doucement : « Que voulez-vous ? répondit-il ; il faut toujours traiter les sots comme un ennemi supérieur en nombre. » Mlle Bourgoin était l’enfant terrible du foyer, dont elle faisait les délices, parfois aux dépens de ceux qui excitaient sa verve. Un auteur tragique, qui comptait plus de chutes que de succès, marquait une prédilection singulière pour les femmes maigres et sèches : « C’est un malheureux naufragé, lança Bourgoin, qui se sauve de planche en planche. » Un comte D…, vieux et prétentieux, lui faisait une cour discrète, s’enivrant du bonheur de la contempler, essayant de frôler sa robe, d’obtenir un sourire. Agacée de ce manège, Bourgoin résolut d’y couper court ; s’arrêtant devant l’amoureux transi, elle jeta une pièce de cinq francs dans son chapeau, et dit du ton recueilli d’une dame qui fait la charité : « Dieu vous assiste, mon pauvre homme ! Voilà tout ce que je puis faire pour vous. » Le soupirant s’enfuit du foyer, et ne reparut plus.

Bouilly lui-même remarqua plaisamment, un jour qu’Arnault, avec sa grosse voix sépulcrale, récitait une de ses fables : « Lorsque Arnault lit ses poésies légères, il me semble voir un bœuf broutant des violettes. » La première représentation de Pierre le Grand venait d’avoir lieu : Mme Dugazon, qui avait grandement contribué au succès, rentre dans sa loge, toute haletante et couverte de sueur, permet à Bouilly de l’embrasser, mais elle veut s’essuyer d’abord : Bouilly ne lui en laisse pas le temps, se jette à son cou, l’embrasse à plusieurs reprises, et s’écrie : « Oh ! que c’est bon la sueur de l’actrice à qui l’on doit un succès ! — Allons, allons, dit Grétry, souriant ; c’est un gourmet, cela promet pour l’avenir. » Bouilly épousa plus tard la fille de Grétry. Ses amis, Méhul, Legouvé, et le public, lui ayant fait sentir qu’il avait quelque talent, il devint à son tour un des conteurs du foyer ; ses auditeurs applaudirent au récit d’une soirée chez Mme Récamier. Garat, l’Orphée des