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elle reconnaît la voix. — Oh ! c’est vous, Legouvé, entrez ; j’ai cru que c’était une femme. » Et Vanhove, Simon, Mars, Desgarcins, Mézeray, de tendre l’oreille, de se détacher du groupe que forment Colin d’Harleville, Vigée, Ducis, Baour-Lormian, Hoffmann, André Murville, Alexandre Duval, autour du marquis de Ximenès. Aide de camp de Maurice de Saxe à Fontenoy, ancien ami de Voltaire et de Mme Denis, cette exubérante nièce du patriarche qui demandait aux hôtes de Ferney d’admirer le grand homme pendant le jour, et de l’aimer, elle, le reste du temps, — auteur de trois médiocres tragédies, Epicharis, Don Carlos, Amalazonte, Ximenès s’appela lui-même, pendant la Révolution, doyen des poètes sans culottes et poète des théophilanthropes. Ses manies, ses excentricités divertissaient le foyer, non moins que ses coups de langue et la désinvolture avec laquelle il rabrouait les acteurs. Ayant vu Lekain, Clairon, Préville, Dumesnil, il possédait à merveille les traditions théâtrales. Lafon, après avoir rempli le rôle d’Orosmane, s’approche du marquis dans l’espoir de recevoir un compliment : « Vous venez de jouer Orosmane comme Lekain ne l’a jamais joué. — Ah ! monsieur le marquis ! — Non, Lekain ne le jouait pas comme cela ; il s’en serait bien gardé. » Ximenès n’aimait pas les littérateurs nouveaux, ne leur épargnait ni sarcasmes, ni complimens ironiques. Après les premières représentations de l’Abbé de l’Épée, il dit à Bouilly : « Vous laissez derrière vous Diderot, Saurin et Mercier. — Tout ainsi, riposte Bouilly, que vous faites oublier Voltaire et Crébillon. » Ximenès ne fut pas tenté de recommencer l’épreuve. Sa malpropreté allait si loin, qu’un jour qu’il cherchait comment il ferait mourir un de ses héros tragiques, le comte de Thiard prophétisa : « Je sais bien, moi ; vous l’empoisonnerez. » Les comédiennes l’avaient ruiné, et il se vengeait des anciennes en satirisant parfois et poursuivant les jeunes de propos graveleux. Doué d’ailleurs d’une mémoire étonnante, récitant à ses auditeurs force versiculets de Dorat, Boufflers et consorts, on pouvait le consulter comme un dictionnaire du XVIIIe siècle, anacréontique et épigrammatique.

Pour avoir l’émotion facile, l’écriture peu artiste et abuser avec cela du pathos, Bouilly, qui fut le Berquin des gens du monde, et qu’on avait surnommé Frère pleurnichard, ou Lacrymal, ne manquait ni de finesse, ni d’observation, ni de gaieté :